dimanche 3 octobre 2021

Serre-moi fort (pour ne pas sombrer).

 


Cet Amalric est quand même un type passionnant. Lui qui, à ses débuts, n'arrêtait pas de clamer haut et fort que faire l'acteur l'intéressait beaucoup moins que de pouvoir réaliser des films un jour, a fini par mettre tout le monde d'accord. Lui qui a été porté par  Arnaud Desplechin et son cinéma "littéraire" (pour peu que cela veuille dire quelque chose), qui est aussi l'acteur-fétiche des frères Larrieu, il incarne depuis les années 90 et aujourd'hui encore un genre d'idéal masculin un peu largué dans ce monde de brutes, à la fois séducteur malgré lui et un peu malmené par les femmes, intrépide dans son genre mais nul à la bagarre, bourré de culture et tout le temps dans la lune.

Si, toujours selon lui, le succès de sa carrière d'acteur est pleinement dû à la chance (une gueule qui passe bien, une dégaine singulière et des réalisateurs qui vont bien), Amalric avait raison de pressentir son appétence pour la réalisation. Son sixième long-métrage, après le magnifique Barbara, biopic défragmenté unique en son genre et La chambre bleue, bel exercice de style classique sur la gamme Simenon, aura vite fait d'asseoir pour de bon Amalric comme cinéaste. Et un grand.

Avec Serre-moi fort, le cinéaste réitère un parti-pris narratif sophistiqué, - d'aucuns pourront dire compliqué -, dont Barbara était sans doute un premier laboratoire. Si on veut bien se souvenir de ce dernier, il s'agissait de décortiquer ces instants où la biographie "rêvée" de la chanteuse se mêlait au film en train de se faire, et aux images d'archives qu'il imbriquait dans des reconstitutions fidèles, ou pas. Vérités et mensonges autour de cette artiste adorée pouvaient bien ne plus faire qu'un, c'était sans importance: au final, il n'y avait plus que l'amour du cinéaste pour Barbara (et, incidemment sans doute, pour l'ex-femme de sa vie, Jeanne Balibar).


Il faut être attentif, devant son dernier film, à ne pas se perdre devant ce jeu volontairement confus entre cette femme qui s'en va, laissant derrière elle mari et gosses, et les curieuses dissonances qui peu à peu s'agglutinent entre ses souvenirs, ces flash-backs - mais en sont-ils ? -, entre ce fil narratif ténu et ce que l'on voit. Pourquoi la cassette qu'écoute Clarisse dans sa voiture est aussi ce que sa fille joue (au même moment, un autre jour ?), pourquoi ce qu'elle marmonne au volant de sa voiture est aussi ce que son mari dit à ses enfants, pourquoi l'un termine les phrases de l'autre, et réciproquement, alors qu'ils sont loin l'un de l'autre ?

On parlait de cinéma "littéraire", ce qui reste à définir et ne veut certainement rien dire en l'état, mais on ne se trompera pas en affirmant que ce qu'inflige Amalric à la narration cinématographique classique est digne de ce que des Joyce, des Faulkner ou Virginia Woolf ont fait subir au romanesque. Il faut tout remettre en cause dans l'ordre des phrases, place du narrateur comprise pour que s'effritent les certitudes du spectateur devant Serre-moi fort: on pensait à l'histoire d'une femme qui s'en va, mais ce sont les autres qui sont partis. Plus fort, ce qui semblait n'être qu'une banale histoire de déphasage subit ou au long cours, d'une sorte de crise maniaco-dépressive gratinée et d'un portrait de femme "sous influence", est bien plus grave que cela. Ce qu'inflige Amalric à son spectateur, c'est ce que Clarisse s'inflige à elle-même pour, justement, ne pas sombrer complètement. Un vrai travail de résilience, sur le tas.


Il est quand même rare qu'un film plonge aussi profond dans un désastre humain rien qu'en en filmant la surface. Mais une surface qui tremble tout le temps: le film se difracte entre différents laps temporels dont on parvient enfin à saisir la chronologie lorsque, au tiers du film à peu près, nous est signalé comme une mauvaise rencontre au coin d'une rue le moment fatal, l'horrible accident qui aura tout provoqué. Serre-moi fort continue plus loin en filmant sur le même plan que les souvenirs de Clarisse ces moments d'un avenir qu'elle s'invente dans une vie dont elle est absente: des enfants plus âgés, des rêves qui adviennent, d'autres qui s'écroulent (la petite et ses rêves de Conservatoire à Paris), son chéri qui lorgne ses poignets d'amour, la maison qu'on réaménage. Tant que la mort n'aura pas pris corps (au sens littéral du terme), la vie continuera sa route, en rêveries.

On est curieux de savoir comment est faite la pièce de Claudine Galés dont s'est inspiré Amalric (Je reviens de loin). On ne s'imagine pas une construction pareille sur une scène de théâtre. Il faudra vérifier.


Reste qu'Amalric, excellent comédien lui-même ne s'est pas trompé en convoquant Vicky Krieps et Arieh Worthalter. Elle surtout, qui tenait déjà la dragée haute à ce grand cigare de Daniel Day-Lewis dans Phantom thread, elle qu'on a vu dans l'excellent Bergman island récemment, tient ici une partition de haut vol en réinventant littéralement la notion de performance border-line. Brisant tous les archétypes du jeu de la folie et du déphasage, elle est tout simplement inouïe.

En tout cas, il faut le dire ici: Serre-moi fort est sans doute le film français le plus étonnant de ces dernières années. C'est dit.

Et quelle actrice, nom de Dieu !

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