jeudi 22 octobre 2020

Sur les falaises de marbre.


 Le MICHEL-ANGE d'Andrei Konchalovsky ne fera pas forcément beaucoup parler de lui: on lit quand même, ici et là, qu'il s'agit d'un film à l'esthétique soignée, voire somptueuse, et le portrait d'un homme qui, par quel bout qu'on le prenne, est une véritable mine romanesque. Ce serait aller un peu vite en besogne que de considérer ce film comme un biopic de plus. Déjà, on est heureux que ce ne soit pas des producteurs américains qui aient mis la main sur le projet, aussi a-t-on droit à une production russe, certes, mais avec une distribution italienne, et une attention particulière portée ici aux accents, aux dialectes, qui en fait un régal pour les oreilles (les conversations entre l'artiste et le marquis de Malaspina, - extraordinaire Orso Maria Guerini, qui en fait une sorte de comte Dracula tout juste excavé).

Qu'on connaisse son Michelangelo sur le bout des doigts ou qu'on ai vaguement dans l'oeil les splendeurs de sa Chapelle Sixtine, qu'on soit en mesure de discuter, ou pas, des parti-pris biographiques de Konchalovsky quant à sa "vision" du personnage n'a que peu d'importance. Que ce Michel-Ange soit le bon ou pas ne nous intéresse pas vraiment. Qu'il en ai fait ce rustre mal lavé, toujours sale, bourré de tics, superstitieux, veule et misérable malgré ses coffres bourrés de florins, bourreau de travail et vaguement paranoïaque nous en dira toujours plus de la vision de l'Artiste" (avec un grand A) du cinéaste que des véritables difficultés rencontrés par le peintre lui-même, de son vivant.

Ce qui est frappant avant tout dans son film, c'est qu'il porte la marque d'un auteur russe. Dans cette manière de se haranguer dans la boue, de faire pleuvoir des seaux remplis de merde du haut des toits et à filmer les ongles sales des notables comme les dents ou les membres pourris des papes ou des nobles, sans cette part de guignol et de mascarade propre à la tragédie italienne, dans ce défilé de trognes, de torses puissants et de corps malades, se dessine plus la tragédie fataliste et obscène selon un Alexei Guerman, un Sokourov, qu'une farce acérée à la Dino Risi, à la Pasolini. Encore moins d'une reconstitution "flambant-neuve" à la "Borgia" (la série), ou grandiloquente-pompière façon Hollywood.

Mysticisme à la russe, aussi: sauvage, matérialiste en diable, plongé dans un brouet mi-sataniste, mi-élégiaque, la foi démente de Michel-Ange se faisant un devoir de reconnaitre les signes du Seigneur aussi bien dans l'absolution papale comme dans le croassement des corbeaux. On croirait certaines scènes de taverne, ou de noces, comme échappées du IL EST DIFFICILE D'ETRE UN DIEU de Guerman, joie et sauvagerie mêlées d'excrèments et de corps prêts à exploser.

Ce que nous raconte MICHEL-ANGE est au fond bien simple: c'est comment un homme, un peintre et sculpteur d'un génie si considérable que même ses condisciples ne pouvaient prétendre à l'égaler, est arrivé à atteindre à certains moments son rêve d'absolu malgré les contingences du réel: ce fut d'abord le parasitisme des siens, père et frères oisifs qui dilapidaient son argent, les Medicis et les Della Rovere qui se disputaient alors le pouvoir et ne voulaient qu'il ne travaille que pour eux. Un grand artiste, au fond, n'est que cela: un homme qui fait fi de ce qui l'entoure et continue à vouloir atteindre son absolu, et avance tête baissée (et l'art, aussi, de savoir vendre son cul, quelque chose que Konchalovsky a du lui-même éprouver bien des fois).


Et puis il y a ce bloc de marbre de Carrare, le plus gros qu'on ait extirpé d'une mine à l'époque, et que l'artiste voulait pour le tombeau promis au pape Jules II. Ce "monstre" comme il fut appelé, descendu à flanc de montagne par des câbles et des poulies d'une taille jamais utilisée jusqu'alors, tiré par des dizaines de boeufs jusqu'à Rome, ce bloc "aussi blanc que du sucre", Konchalovsky a la bonne idée de nous la montrer comme la baleine blanche du peintre. C'est dans cette séquence, assez longue et au coeur du film, que l'artiste nous apparait comme le plus humain, au plus près des hommes et de la réalité: un ouvrier y trouvera la mort, un autre épousera la fille du contremaître, il y nouera des amitiés véritables, et des inimitiés bien concrètes. La vie, les noces, la mort.

On est heureux que ce projet, qui a bénéficié d'un budget assez conséquent, soit tombé entre les mains du vieux lion Konchalovsky plutôt que dans d'autres. Lui qui a goûté aux délices d'être un cinéaste-aparatchik au temps de la guerre froide, puis d'être un franc-tireur à Hollywood, puis d'errer comme maintenant dans la nasse des productions pan-européenne, peut prétendre savoir de quoi il s'agit. Les compromissions de l'artiste, il connait. Le pouvoir de l'argent aussi. La quête de l'artiste, il peut en parler en toute tranquillité: il s'agit de ce truc qu'on théorise à foison, qu'on recherche toute sa vie avec une idée bien en tête, et sur laquelle on tombe en ne la reconnaissant pas. A 83 ans, il peut le dire: il ne sait toujours pas ce qu'il veut trouver, mais il le cherche, c'est tout.


Cette fausse hagiographie, avec ce gros morceau de marbre qui lui barre la route, est peut-être la plus honnête des hagiographies. Et le comédien italien qu'il nous a dégoté pour le rôle, l'inconnu Alberto Testone, est une vraie trouvaille. Entre fou échappé de l'asile et Diogène qui vient juste de s'extirper de son tonneau, on peut dire qu'il est marquant. Pour une fois qu'on nous sert un biopic un peu sale et décoiffé,  ni très glamour, ni trop aimable, ne boudons pas notre plaisir.

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