vendredi 16 octobre 2020

Attention, Kazakh méchant.


 Là-bas, dans le lointain Kazakhstan qui brille à nos yeux d'occidentaux de ses mille feux exotiques, a émergé ces dernières années un jeune cinéaste fort intriguant qu'il va falloir continuer de scruter de très prés. De Abdilkhan Yerzhanov, j'ai donc déjà pu voir THE OWNERS (2014) et surtout le superbe LA TENDRE INDIFFERENCE DU MONDE, avec son titre si majestueux, et sa petite renommée internationale obtenue à la clé.

Le premier racontait comment deux frangins, venus s'installer  avec leur petite soeur malade dans leur maison familiale en pleine cambrousse, avaient maille à partir avec une sorte de parrain, paysan local souriant mais borné, de mèche avec quelques policiers corrompus. Et ça finissait mal. Le second était la fable douce-amère d'une passion amoureuse intense entre une sorte de gros nounours peu loquace et une magnifique jeune femme, tout droits sortis de leur bled pour aller tenter leur chance dans la grande ville, et se cogner à la dure réalité. 

THE OWNERS opérait sur un drôle de mode comique pince-sans-rire, sur fond de comédie musicale un peu cheap qui le faisait ressembler, par endroits, à du Kaurismäki exilé en Orient. Le second, plus poétique, surprenait par un final brutal, sans pourtant se départir d'un raffinement de mise en scène étonnant. On n'est donc pas surpris de retrouver dans son dernier film (Yerzhanov n'arrête pas de tourner, il en a réalisé deux autres en 2019, pas encore sortis chez nous), une même thématique: la corruption des moeurs politiques et policières dans un pays livré à toutes les violences.

Quelque chose trompe d'emblée dans le cinéma de Yerzhanov: ce sont d'abord les paysages somptueux, ce sont ensuite les sourires des enfants et l'aspect trompeur, très bonhomme des protagonistes, et l'irruption de détails cocasses ou absurdes dans les coins. Des types aussi sûrs de leur impunité que deux et deux font quatre. C'est une société livrée à toutes les vilenies que le cinéaste décrit, pourtant, à un degré de corruption qu'on ne rencontre guère, et avec autant de décontraction, que dans les films réalisés dans les pays de l'ancien bloc soviétique. 


A DARK, DARK MAN y va carrément, en adoptant cette fois le rythme lourd d'un film noir avec son personnage de flic pourri et silencieux, un as du cassage de gueule avant obtention des aveux, et un habitué des exécutions déguisées en suicide pour éteindre les enquêtes gênantes. Pas de quoi rigoler: le petit détail qui cloche, cette fois, après quelques scènes loufoques nous montrant des gosses jouant dans un champ de maïs avec un type franchement simplet, c'est le corps d'un jeune garçon recouvert d'un drap dans une étable désaffectée. Pas la première fois que ça arrive, dans le coin, pas la première fois qu'un pauvre type se fera serrer pour ça avant d'être retrouvé pendu dans sa cellule.

Bekzat, le jeune flic costaud mais taiseux va cette fois dérailler un peu. C'est l'excellent Daniar Alshinov qui l'incarne, entre feinte indifférence, corps tendu prêt à faire mal, douce ironie au fond des yeux et une lueur de doute de plus en plus intense dans le regard. Pas de quoi rigoler, vraiment pas, et l'humour noir ici laisse place à autre chose. Il n'est plus question de romantisme, non plus (que ceux qui espéraient quelque chose de doux dans l'histoire entre Bekzat et la jeune journaliste aillent donc voir ailleurs) et c'est vers la brutalité la plus raide que le cinéma de Yerzhanov se dirige cette fois: violence contre violence, absence de justification contre absence de morale. Les chiens sont lâchés.

Le monde ne va pas bien, en ce moment. D'un coup, la pourriture de ce monde-là rejoint celle des intrigues de Zvaguintsiev, Jia Zhang-Ke, Bong Joon-ho et Kleber Filho Mendosa. Ne nous faisons pas tuer: tuons d'abord ! Dans un final saignant qui rappelle vraiment beaucoup la fin des deux segments vengeurs de A TOUCH OF SIN, le cinéaste ne se repaît pourtant pas de ce zeste de justice hors cadre. Mais de voir à quel point les corrompus s'en foutent et ne sont prêts à rendre les armes qu'une fois morts nous renseigne au moins sur une chose, essentielle: ils sont sûrs que plus rien ne pourra leur arriver.

Que le film rebondisse avec la résurgence d'un "quatrième pouvoir" prêt à rendre compte de cette réalité au final, sonne presque comme une douce utopie. Qu'il s'achève sur l'image charmante de débiles mentaux faisant les fous dans la neige, ignorant tout de ce qui aurait pu leur arriver, ne voulant rien savoir de ce qui les entoure, est un bonbon doux-amer difficile à avaler. S'il faut en arriver là pour être heureux, alors...

On attendra avec impatience un nouveau film de Yerzhanov. Un autre film sur la corruption de son pays ? Un film encore plus noir (darker and darker...) ? Si c'est possible...


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