dimanche 9 janvier 2022

Licorice Pizza, à fond en marche arrière !


 Il s'est peut-être passé quelque chose dans la filmographie de P.T. Anderson lorsqu'en 2018 il nous avait fait cette proposition de cinéma d'une maîtrise infinie, d'un classicisme de façade somptueux mais dotée d'un fond cent fois plus tordue que tout ce qu'il avait filmé jusqu'ici. C'était Phantom thread avec cette histoire d'amour incroyable qui voyait la rencontre inattendue de Henry James avec Sacher-Masoch. Quatre ans auparavant, le cinéaste nous avait donné à voir le délire psychédélique le plus jet-lagué du monde avec son Inherent vice adapté d'un bon vieux Pynchon des familles, qui offrait au passage à Joaquim Phoenix un bon tour de chauffe en prévision de son implosif Joker.

Après ces deux pics dans sa filmographie, côté delirium pour Inherent vice, côté collet serré pour Phantom thread , P.T. Anderson a peut-être entrevu qu'au-delà il n'y aurait plus qu'une vaine quête à la perfection absolue devant laquelle il allait falloir abdiquer. Et ça, c'est une bonne nouvelle.

Quand on le questionne sur sa place au coeur du cinéma américain actuel, le bonhomme pousse des haut-cris en laissant volontiers la place de leader de sa génération au tout aussi pointilleux James Gray qui avance, lui, avec un désir de perfection permanente et une volonté de tout brasser dans le paysage du cinéma américain à la manière de Coppola ou de Kubrick.


En voyant arriver du coin de l'oeil ce Licorice pizza qu'on nous a pré-vendu comme un teen-movie doublé d'une histoire d'amour joué sur une note rétro-nostalgique (les 70's, l'époque où P.T. Anderson avait l'âge de ses personnages), on pouvait craindre un retour de la veine du cinéaste qu'on a le moins capté depuis qu'on le suit, celle de son fameux Punch drunk love, vrai film-culte pour certains, ratage lunaire pour beaucoup avec cette love-story venue d'ailleurs entre un gentil garçon qui vendait des balais de chiotte et d'une jeune femme un peu perchée.

Et si Licorice pizza était son American Graffiti ? Ce drôle de titre ne provient d'ailleurs pas d'une pizzeria de sa jeunesse, mais était une chaîne de magasins de disques très populaire à cette époque où toute la jeunesse patte d'éph, cols pelle à tarte et minis sexy se rassemblait pour écouter de la musique, draguer, boire des sodas, fumer les cigarettes chipées à leurs parents et faire du bordel.


L'histoire d'amour d'abord, c'est celle qui couve entre Alana et Gary. Elle a presque 10 ans de plus que lui qui, gros bébé affable un peu trop grand et trop mûr pour son âge, en pince très vite pour cette nana aux réparties bardées d'orties et au sens de l'humour taquin. Première inversement de la tendance du film de jeune: c'est lui qui est "en avance sur son âge" alors qu'elle, résolument indécise, semble avoir du mal à trouver chaussure à son pied.

Qu'il est bon de voir dans un film américain autre chose que le beau Ken tomber dans les bras de Barbie. Il est un peu trop grand, trop dodu et P.T. Anderson n'a pas demandé au staff maquillage de masquer ces bons boutons d'acnée. Elle a un visage presque ingrat, les yeux trop rapprochés mais ces deux-là plus on les suit, plus on comprend qu'on peut très vite s'y attacher, et plus que cela... Malgré qu'ils aient, tous les deux, leurs mauvais côtés à la con qui finit par les rendre, eh oui, encore plus attachants.

Après, qu'es-ce-que nous raconte Anderson ? Qu'est-ce-qu'il filme au juste, au-delà de sa nostalgie pour une époque où tout semblait possible? Rencontrer des stars de cinéma comme on va chez le boulanger, monter sa petite entreprise juste sur un coup de tête et avec un peu de nez (de matelas à eau, de salle de jeux électroniques), apprendre à vivre comme un grand sans l'appréhension d'un futur incertain. Les années 70, quoi...




Il faut se rappeler que l'entrée de P.T. Anderson dans la cour des grands s'était faite avec Magnolia où des critiques un peu trop rapides de la gâchette l'avait nommé successeur en chef de Robert Altman (le côté "pape du film-chorale"). Licorice pizza n'est pas un film-chorale, mais on retrouve son attachement aux personnages et aux épisodes secondaires qu'il développe avec un sens de l'à-propos qui fait tout le bonheur de son film.

C'est par exemple ce candidat aux élections locales qui essaie de ne pas trahir sa vie amoureuse aux yeux des médias et qu'une sorte de stalker suit dans tous ces déplacements: surgit le souvenir de Harvey Milk, politicien homo déclaré, assassiné à cette époque. C'est cet acteur, ou "petit copain de Barbra Streisand" on ne sait trop, au look "power of love", sex-addict lourdingue au comportement de psycho caractériel: surgit la décennie précédente, Woodstock, la libération sexuelle, LSD à gogo, Altamont et Sharon Tate. 


Ce sont ces files de bagnole en panne qui font la queue aux stations-service au lendemain du premier embargo pétrolier qui fit rater un battement de coeur à l'Amérique; surgissent les images des zombies de Romero lancés à l'assaut des grandes enseignes afin de survivre dans ce début de fin du monde. Un marqueur de l'histoire filmé sous un angle anodin, presque comique, mais qui est le point de bascule entre un époque et un autre, celle de la crise. P.T. Anderson ne s'y trompe pas qui nous offre la métaphore la plus extraordinaire qui soit (un camion en panne d'essence qui dévale à tombeau ouvert les collines de Californie en marche arrière) et par la même occasion une des scènes d'action les plus ébouriffantes vues dans le cinéma américain depuis longtemps. 


C'est la première rencontre entre Alana et Gary, il fait la queue pour la photo annuelle du lycée, elle se ballade avec un miroir à main pour que chacun y vérifie une dernière fois sa coupe de cheveux (la scène est très insolite, on met un temps à comprendre ce qui se passe) et là, - c'est étrange mais il faut parier que le réalisateur y a pensé - on assiste à un geste qui annonce les premiers selfies: Gary demande à se regarder dans le miroir afin qu'Alana le remarque et ce geste-là ne finira pas dans le fichier "poubelle" c'est un vrai geste osé, un petit pas pour Gary mais un grand pas vers leur histoire d'amour.


Notons que les seules "stars" du film, Sean Penn, Bradley Cooper et Tom Waits, incarnent sans retenue et beaucoup de malice des gens de cinéma tous plus suffisants et cons les uns que les autres. 

Notons qu'Alana Haim et Cooper Hoffman, tous les deux épatants, forment un couple de cinéma qui se sont faufilé direct dans nos préférences de coeur. Dans plusieurs scènes du film, Anderson leur offre des courses folles pour se rejoindre l'un l'autre, comme Denis Lavant dans Mauvais sang

Espérons enfin que ce soit pour le réalisateur de There will be blood une nouvelle phase dans sa carrière, - la plus belle -, lui qui a montré à quel point il pouvait être dans la maîtrise la plus totale comme la folie la plus absolue, une phase dans laquelle il serait à la fois fou, nostalgique, amoureux, et sauvage, et fort d'une expérience de cinéaste à nulle autre pareille. 

Autrement dit, vivement la suite.

Et pour celles et ceux qui n'auraient pas compris: Licorice pizza est une merveille de chef-d'oeuvre. (Bonne année).


2 commentaires:

  1. Vu. Et bof bof bof. Certes il sait tenir sa camèra et ça se voit. Un grand rèa, c'indėniable. Mais ça ne fait tout, pour moi ce film à sketch en tenue de camouflage ne décolle pas... malgré les personnages parfois franchement chabraques, des situations cocasses ou à la con, et donc des scènes jubilatoires, je me suis demandé à d'autres moments face à l'écran ce que je foutais là et ce que j'étais en train de regarder... notamment la scène du resto avec S Penn. Bref, on est pour moi loin du chef d'oeuvre, mais les gouts, les ressentis... tout ça. Chouette article et merci pour l'explication du titre.

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  2. Woo, graour, je viens juste de tomber sur ton commentaire... Effectivement, avec ce film c'est tout ou rien. On adore ou on se demande ce qu'on vient de voir...

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