dimanche 29 janvier 2023

Ashkal, l'enquête de Tunis

 


Une autre bonne nouvelle en provenance de Tunisie après le beau Sous les figues d'Erige Sehiri sorti chez nous en fin d'année dernière, avec ce film de Youssef Chebbi en prise directe avec les bouleversements récents, - et depuis largement avortés - des Printemps Arabes qui ont fait tomber Ben Ali, remplacé par d'autres têtes dures. Ashkal ("le vide" m'explique gougueuletranslète) choisit le biais du fantastique pour nous parler de la Tunisie d'aujourd'hui, retombée du pareil au même en un claquement de doigts.

On sait que l'immolation volontaire d'un homme déclencha les révoltes qui firent trembler un temps les pouvoirs en place, aussi le film revient sur cet événement spectaculaire en en faisant le moteur d'une drôle de fiction. On retrouve un, puis deux corps carbonisés dans les terrains vagues et immeubles en construction du fameux quartier des Jardins de Babylone, projet immobilier de luxe justement interrompu par les révoltes de 2010 et qui semble reprendre peu à peu du poil de la bête.

Ashkal est d'abord une sorte de buddy-movie désaccordé et bancal entre Fatma et Batal, les deux flics chargés de l'enquête et, si possible, tenus de ne pas faire tout un foin de ce sinistre retour de feu. Elle, un peu mise à l'écart et vindicative, aimerait donner le coup de pied définitif à ce nid de guêpe corrompu qu'est toujours la police tunisienne et lui, plus pragmatique, tente de ménager la chèvre et le chou en priant pour qu'on lui foute la paix, lui et sa famille.


En abandonnant tout à coup son intrigue policière basique à un seul mystère (ces gens qui s'immolent sans larme et sans cri au "contact" d'un mystérieux inconnu), Youssef Chebbi a la bonne idée de suggérer qu'au fond, puisque rien n'y fait, le suicide collectif et tranquille de tout un peuple serait peut-être la seule solution. Il faut pouvoir entendre ce cri de désespoir muet pour mesurer le poids de cette terrible désillusion. il faut comprendre à quel degré d'affliction en sont rendus certains peuples.


Chebbi a surtout l'immense bonne idée, - quitte à faire court, lapidaire et serré -, de convoquer les fantômes insaisissables des films de Kioyshi Kurosawa, chez qui une ombre, la flamme d'un briquet ou une mince trace sur un mur sont capables d'attiser les pires effrois. Le tueur d'Ashkal, ce mystérieux "passeur de flamme", ce donneur de feu fait beaucoup penser à l'assassin contagieux de Cure, le chef-d'oeuvre de Kurosawa, qui semait le carnage par mesmérisme. Le tueur de Chebbi n'a même pas de visage, tout juste s'agit-il d'un portrait-robot qui ne ressemble à rien, mais ne peut ressembler qu'à lui (car il s'agit des traits d'un être venu d'ailleurs, ou d'un grand brûlé).


Un scène, une seule suffit à démontrer la puissance de la mise-en-scène de Youssef Chebbi. En un lent travelling au ras-du-sol qui glisse de Batal en pleine prière jusqu'aux mains brûlées d'un croyant deux rangs derrière lui, et qui suit l'homme caché sous sa capuche de sweet répondent les images de Batal faisant presque compulsivement ses ablutions aux robinets de la mosquée. De l'eau n'a jamais éteint un feu à l'avance.

La scène de l'agression dans le parking n'est pas mal non plus. Bref, Ashkal est un film au propos sans doute un peu ténu quoique parfaitement clair, mais à l'écho démesuré. Un film qui laisse voir, au-delà de son implacable pessimisme, les promesses d'un metteur-en-scène de tout premier ordre. A suivre !!!



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