Et si le grand sujet du cinéma de James Gray au fond, cela n'était rien d'autre que la recherche de la recension la plus exacte de nos émotions ? Qu'on fasse un tour dans sa filmographie en gardant ça en tête, et on s'apercevra que l'importance de Little Odessa, son premier film, se nichait dans la tristesse éprouvée par la fratrie composée de Tim Roth et Edward Furlong pour un père horrible et une mère mourante, plutôt que le portrait d'un tueur à gages dans ses oeuvres. Ad astra était bien plus celui d'un grand enfant perdu dans les étoiles à la recherche de l'affection de son père, malgré sa dépense d'énergie à nous faire croire qu'il nous embarquait à l'intérieur d'une immense bande-dessinée un peu planante.
James Gray semble vouloir manger tout cru le cinéma dans son ensemble. Ses genres, ses époques. Son style tout en finesse, dépourvu d'esbrouffe et emprunt d'un classicisme que peu sont à même de maitriser comme lui (Eastwood bien sûr, Jeff Nichols peut-être) le font souvent comparer à ces deux grands totems que sont Coppola et Kubrick. De l'intime qui vient se nicher dans la grande fresque pour l'un, une visitation de tous les genres pour l'autre, avec comme idéal une perfection formelle et sémantique sans doute illusoire.

C'est qu'il est atteint de la même sorte de fringale que son alter-ego plus sauvage, plus ébouriffé que lui, Paul Thomas Anderson dont la filmographie oscille entre stridences hallucinées et grand style collet serré. Marrant que ces deux oiseaux juchés sur les plus hautes branches du cinéma américain actuel, aient réalisé de concert leurs films autobiographiques, ou presque. Le milieu de la cinquantaine sûrement, où les deux plus grands cinéastes de leur génération choisissent de faire un point, chacun dans son style.
Le cinéma de Gray, c'est les opulences d'Ad astra ou de Last city of Z comme le minimalisme de Two lovers, du cinéma qui sait faire des embardées à la Friedkin comme dans La nuit nous appartient mais aussi composer des films d'un noir d'encre; littéralement plombant (The yards). Après ce doux Armageddon time, on le verrait débouler avec un projet de western que cela ne nous étonnerait pas.
Le héros du film, Paul, est un jeune ado un peu rêveur, pas toujours sympathique, qui donne du fil à retordre à ses parents qui voudraient le voir réussir mieux qu'ils n'y sont arrivés eux-mêmes. La figure tutélaire qui veille sur cette famille très soudée, où on se retrouve souvent en grandes tablées à la maison, c'est Aaron le grand-père, vieux bonhomme qui voit sa fin arriver mais veille à inculquer quelques derniers rudiments de savoir-vivre et de morale à ce petit-fils qu'il adore. Dans le rôle, Anthony Hopkins est grandiose. On ne dira jamais assez, une fois encore, combien les grands comédiens britanniques possèdent une technique à l'épreuve des plus grands adeptes de la Méthode.
Que nous raconte
Armageddon time si ce n'est qu'il est sans doute difficile de devenir un "mensch" comme le lui explique son grand-père que de devenir soi-même ? Pour Paul, cela arrivera vite, trop vite, suite aux assauts conjugués d'un deuil brutal et de la découverte de l'injustice du monde suite aux déboires que connaitra son meilleur ami, un jeune Noir débrouillard mais sans attache, jeté dans la rue par les circonstances. Ce sera son "Armageddon time", titre sans doute disproportionné vus les enjeux dévoilés à l'écran, mais qui résonne comme une charge cynique à l'égard de ces années 80 qui commencent, signeront la fin de l'opulence, le début des hostilités et éliront Reagan comme roi d'un nouveau monde.
Le
Licorice pizza d'Anderson ne racontait pas autre chose, à la lisière des 70's: après le choc pétrolier, le déluge. A la télévision, Reagan brandit la menace de la fin des temps, de l'Apocalypse et du communisme à nos portes tandis que Paul vit son Armageddon personnel, en filigrane, en pointillé comme on voudra, qui dessinera les premiers contours de son avenir d'homme, sur les traces de son grand-père: un "mensch" peut-être, un artiste sans aucun doute et pour ce faire, s'en aller d'ici. C'est ce montage splendide de trois travellings arrières sur des lieux qu'on quitte (cette salle de classe, cette école, cette salle à manger familiale), qui sont les lieux d'une vie dont Paul ne voudra plus.
Il faudra un jour analyser tous les derniers plans des films de James Gray. De la fuite déroutante de l'épouse de Perry Fawcett dans le grand miroir du salon aux vitres embuées du terminal de Long Island de The immigrant, les films de Gray finissent toujours sur un appel à fuir, même si ces films commencent souvent par des arrivées, des retours à la maison, des aspirations aux grands rêves. Au bout, il y a toujours une nouvelle obligation de partir dans son cinéma.
Armageddon time n'a pas vraiment d'affiliation avec les autres films de son auteur, mais il en a les mêmes principes: dérouler un fil narratif paisible sous lequel frémissent mille passions et autant d'enjeux. D'où cette impression d'avoir déjà vu ce film ailleurs: pourtant, on a vite fait de faire la comparaison avec la famille juive new yorkaise de Woody Allen dans son
Radio days par exemple, mais on pense souvent à cet autre grand film d'une amitié entre gosses de milieux différents dans la Grande Pomme (dans le beau
Brooklyn village d'Ira Sachs).
Et pour finir, on sort de la salle à moitié conquis, à moitié déçu. Mais il y a cette fin, il y a Hopkins, il y a le regard fou d'Anne Hathaway quand elle attrape son (sale) môme par le cou et le plaque contre le mur du couloir pour lui avoir mal parlé une fois de trop, son père qui défonce la porte pour le frapper à coups de ceinture alors qu'il semblait le plus doux des hommes, ce dialogue merveilleux entre un vieil homme et son petit fils dans un parc à Flushing avec Paul/James qui, déjà, fait décoller une fusée qu'il a lui même fabriqué.
Tu pourrais être un artiste lui dit Aaron, tu pourrais être ingénieur lui dit-il aussi après le décollage du jouet. Un peu des deux: il sera réalisateur de cinéma. Dans son prochain film autobiographique, James Gray nous dira peut-être si, oui ou non, il pense avoir vécu en "mensch".