vendredi 4 septembre 2020

Son coeur vous dit...



 D'abord, remercier celles et ceux qui m'ont convaincu d'aller voir un film qui ne me faisait pas plus envie que ça (Sophocle, Anouilh, Straub-Huillet tout ça, non merci, jamais plus), car le ANTIGONE de Sophie Deraspe peut se voir sans y apposer la décalque du texte d'origine, loin de là. Ce film, qui a tout raflé au Québec en terme de récompenses, nous arrive avec un an de retard, et c'est une vraie gifle.

Dans le meilleur des mondes cinéphiliques, le visage au pochoir de la comédienne Nahéma Ricci devrait orner, pas plus tard que dans pas longtemps, des millions de tee-shirt, à l'instar du masque de Guy Fawkes de V POUR VENDETTA. Avoir su réinventer la figure d'Antigone à un point tel, en faisant à nouveau d'elle le symbole de toutes les luttes, et de toutes les résistances en l'attachant à un drame des plus contemporains, n'est pas le moindre des tours de force du travail de la cinéaste.

Magnifique scénario tout d'abord, qui déborde de toutes parts d'instants saisissants et, pour de vrai, de séquences que je vous défie de regarder sans le menton qui tremble, qui fait de cette Antigone moderne une jeune fille issue de l'immigration qu'une bavure policière envoie, elle et sa famille, dans les rets d'une justice sourde, aveugle et coupable. Il faut voir comment le film installe d'entrée ses éléments de tension au coeur de cette famille brisée mais unie: lorsqu' Antigone apprend à ses frères et soeur, et à sa grand-mère, qu'elle prépare un "exposé" sur l'histoire de sa famille, et qu'un silence lourd de mystères s'installe tout à coup. Lorsque Antigone fait cet exposé en classe et que, soudain, les visages indifférents ou railleurs se lèvent pour mieux entendre, littéralement saisis: c'est ce moment où Antigone raconte son premier souvenir d'enfant, le seul qu'elle ait gardé de son pays d'origine, quand des hommes ont déposé les cadavres de ses parents devant la porte de leur maison.

On ne saura pas trop d'où cette famille vient: sans doute d'Algérie (il est question à un moment de Kabylie), peut-être de cette Algérie traumatisée par la guerre civile. Le film en parle peu, mais s'attarde sur autre chose: de cette famille qui reste finalement leur seul pays, le seul endroit où ils soient acceptés pour ce qu'ils sont.

Le film renvoie à tellement de récurrences occidentales, qu'elles soient canadiennes, américaines ou européennes, qu'on se dit tout d'abord qu'il a su trouver le juste endroit où transposer le drame antique: dans ces sociétés policées, friquées et fliquées, où l'étranger même résident permanent et doté de papiers en règle, est une cible, un présumé coupable, un possible candidat à un retour au pays. Et pour le coup, le film arrive à point nommé, entre les innocents abattus dans le dos par la police ici, et ces migrants qui meurent en mer, là-bas.

Je me garderai bien de réviser mon Sophocle (pas envie), mais son Antigone s'y trouve bien: dotée d'un sens moral à l'épreuve de toutes les injustices, et à toute tentation de parjure, elle est bien celle qui donne une leçon de fidélité, d'humanité et de morale à tous: à ses proches tout d'abord (son frère qu'elle fait échapper de prison en se substituant à lui), au policier qui tente de la "retourner" en lui apprenant combien ses deux frères étaient loin d'être aussi exemplaires qu'elle se l'imaginait, aux juges à qui elle oppose une attitude farouche, et obstinée, jusqu'à cette éducatrice du centre pour mineures où on l'a enfermée, qu'elle reprend devant tout le monde pour une attitude incorrecte.

Un scénario superbement écrit d'abord, qui évite tous les pièges de l'"exemplarité" ronflante tout en n'esquivant jamais, c'est un peu son côté miraculeux, tous les éléments de pur mélodrame qu'il recèle. Il doit aussi beaucoup à son actrice, l'exceptionnelle Nahéma Ricci, qui parvient à composer une Antigone à la fois un peu gauche (c'est encore une enfant), qui se prend chaque mauvaise nouvelle comme un uppercut mais reste droite, jamais défaillante (sauf lorsque son "nul" de frangin la déçoit à la fin du film), avec ce regard bleu iridescent que je ne suis pas prêt d'oublier.

Quand il faut faire un point plus précis sur les qualités propres du film, c'est pour se rendre compte, aussi, que Sophie Deraspe ne possède pas seulement un talent de raconteuse, mais une vraie "patte" de cinéaste: ses incursions dans le monde fou et diffracté des réseaux sociaux, qui emmènent le film à deux moments dans un rythme intemporel hallucinant et hystérique, sont vraiment très bien vues.

Un film qui parvient à ancrer de si belle manière une figure aussi intemporelle, et si souvent exploitée, au coeur des grands problèmes de nos sociétés schizophrénes, tout en se jouant des nouveaux médias avec tant de virtuosité ne pouvait pas passer inaperçu, ne pouvait pas rater sa cible.

Pour ma part, je me le suis bien pris celui-là. Faites tourner... 

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