lundi 20 juin 2022

LES CRIMES DU FUTUR


 Huit ans que le cinéaste-chirurgien le plus fameux de Toronto n'avait pas donné de ses nouvelles. Depuis le fabuleux Maps to the stars avec son panel de figurines morbides, qui nous montrait Hollywood comme un repère de morts-vivants aux préoccupations vides de sens. La filmographie de Cronenberg aurait pu s'arrêter là, sur sa Nuit américaine version zombifiée, mais revenu à près de 80 ans au royaume des vivants, Les crimes du futur signe le retour à ses préoccupations de base, abandonnées uniquement en apparence depuis eXistenZ: le corps et l'esprit, le cerveau et le sang, la douleur et le plaisir, nos organes et tout ce qui les entourent.

Sur le papier, cela pourrait sembler comme un retour à la case départ, et ça l'est un peu. Crimes of the future était déjà un moyen métrage signé 5 ans avant que le monde ne le découvre (Frissons en 1975), qui parlait déjà d'un chirurgien esthétique en phase de déphasage complet (je ne l'ai pas vu) et c'est un message clair comme de l'eau de roche que le cinéaste nous envoie: il sait ce que nous attendons de lui, nous voulons notre menu Cronenberg complet, entrée-plat-dessert avec son supplément de sauces qui piquent: le cinéma de Cronenberg et nos corps, toute une histoire.

On n'est pas déçu: il y a bien trois ou quatre images qui vous font baisser les yeux: le corps humain comme un morceau de viande avec ses délices et ses zones sensibles. Le body-art c'était bien entendu un domaine fait pour lui. Même si les frangins de Faux-semblants s'y amusaient déjà un peu à leur façon, les fanas de jeux vidéos d'eXistenZ aussi, sans parler des mafieux russes avec leurs tatouages initiatiques dans Les promesses de l'aube. Jamais le réalisateur de Rage ne s'était confronté à cette "niche" bien particulière de l'art contemporain.


Contemporain pas vraiment, car Cronenberg nous envoie dans un monde futuriste assez miteux qui fleure bon la fin des haricots. Ruines, poussière et intérieurs délabrés où subsistent encore de drôles de machines qui semblent avoir été dessinées par Giger: des capsules pour dormir, corps irrigué dans son sommeil par des flux hormonaux sensés bouleverser votre intérieur, tabouret mouvant pour faciliter l'ingestion de vos aliments, table d'opération avec rigoles et petites cases pour y déposer vos organes lors de "performances" où l'artiste Saul Tenser extirpe et exhibe les nouveaux morceaux que son corps a fabriqué. Dans le rôle, Viggo Mortensen est grandiose, utilisant sa voix naturellement rauque et feulante comme premier organe prêt à muter: il produit une suite d'étouffements et d'engorgements qui scande sa diction d'une drôle de manière.


Ce grand cirque de l'humain modifié arrive très vite à saturation tant les images vous chahutent dans un souci de surenchère qui ne s'arrêtera pas: Saul Tenser le sait, qui pratique déjà au-delà des limites et fixe d'un oeil las les performances de ses confrères. Ce que lui vit vraiment de l'intérieur, d'autres le font dans un souci d'exhibition qu'il ne possède pas (la danse de l'homme aux cent oreilles greffées" est à ce titre éloquente: la chirurgienne qui a travaillé à cette "oeuvre" signale que toutes ces oreilles ne sont que des leurres: elles ne sont connectées à aucun système auditif !... mais l'artiste est surtout un "excellent danseur"). On pourra y voir comme une légère pique...


Il y a tout Cronenberg dans ces Crimes du futur, les outils barbares d'eXistenz, les machines organiques du Festin nu, un sens de l'humour très spécial (Tenser qui s'esquive devant une manoeuvre de séduction en arguant "ne pas être bon en old sex"), la croyance en un corps humain allié à un esprit sans limite, les plans fixes sur des corps ouverts et palpitants, son Viggo Mortensen à double-jeu qui n'est pas vraiment celui qu'on croit, les intérieurs ternes et moches de Spider, des personnages troubles et équivoques, parfois peu compréhensibles (le personnage incarné par Kristen Stewart par exemple, ou ce mystérieux toubib qui fait écho au drôle de personnage de terroriste incarné par Paul Giamatti dans Cosmopolis, personnages sans fondement). Comme dans son roman Consumés sorti il y a plusieurs années, Crimes du futur ne nous dévoile pas un David Cronenberg bien nouveau, mais comme revenu à ses fondamentaux.


Il apparait bien dans ce film ce que l'on savait de Cronenberg depuis longtemps: cet homme est un véritable croyant. Il croit en l'homme du futur et en ses crimes, autant perpétrés contre lui-même que contre le monde qui l'abrite: c'est le twist final faisant écho aux mystérieuses premières scènes, nous renvoyant à nos peurs environnementales d'aujourd'hui. Ce que l'économique et le politique ne résoudront pas, le corps le fera par instinct de révolte (de survie, c'est ici la même chose) mais pas tout seul: l'inconscient aura préparé le terrain en amont.

Croyant aussi en un style de cinéma dépourvu de fioriture (mens sana in corpore sano, c'est rien de le dire) qui l'a mis plus d'une fois à l'abri de rencontrer un large public, Cronenberg se montre une nouvelle fois d'une incroyable efficacité. Il n'y a que lui pour filmer des choses pareilles avec autant de calme, un tel souci de clarté, et un sens de l'analyse qui ne laisse rien passer. On aurait préféré revoir le Cronenberg qui, de History of violence à Maps to the stars, était sorti en apparence de son espace de prédilection (j'allais écrire "de confort", mais ça ne va pas du tout...) mais pas de ses obsessions, pour nous en faire voir encore, mais avec d'autres couleurs. 

En l'état, Les crimes du futur réussit cette sorte de prouesse d'agglomérer tous les films du cinéaste en un seul, ce qui n'est pas rien. Il n'y avait que lui pour réussir un truc pareil et on ne sait pas s'il a été pensé comme un film-somme, une sorte de testament et s'il compte rester encore et toujours sur cette note. Car le vieux Cronenberg a encore des choses à nous dire: il s'est déjà lancé sur un autre projet. Que le transhumanisme lui prête force et vie durable, on aura toujours besoin de son regard au scalpel.



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