jeudi 12 mai 2022

Il buco.


 

Onze ans d'attente entre Il buco et le film précédent de Frammartino, le merveilleux Le quattro volte qui nous avait cueilli en beauté avec son rythme doux d'observateur attentif à l'éclosion, et à l'érosion des choses. C'était ici la mort d'un agneau comme celle d'un vieux paysan, l'échappée belle d'une colonie d'escargots qui envahissait une maison, la chute d'un arbre jusqu'à sa transformation en charbon ou la folle équipée d'une bande de chèvres capricieuses dans les rues d'un village, un jour de procession.

Comme il n'était pas facile de rattacher le cinéma de ce nouveau venu à aucun autre, - Le quattro volte n'était pas un documentaire ni tout à fait une fiction -, on se gardait dans un coin le souvenir d'un film ô combien marquant mais qui n'avait rien à voir une célébration d'une certaine "ruralité" (façon Ermano Olmi) et encore moins d'une cosmologie de bazar qui inclurait l'homme, la nature, la vie et mort dans un même fourre-tout (tendance Terence Malick, au secours). Un entre-deux rêveur qui ne filme pourtant que du concret, du palpable et parvient à dessiner des lignes invisibles entre des éléments anodins qui n'ont rien à voir entre eux, de premier abord.


Il buco
commence d'une manière curieuse avec l'insertion directe d'un reportage télé réalisé en 1961 vantant l'érection de la fameuse tour Pirelli à Milan, sommet architectural qui vantait alors l'essor d'une nouvelle Italie de winners. On apprendra ensuite que cet événement très médiatisé en occulta un autre, autrement plus saisissant et que Frammartino reconstitue avec le matérial d'époque et dans un cadre bien sûr inchangé, les hauts pâturages du Pollino en Calabre, où se trouve le gouffre de Bifurto qui fut alors découvert, et exploré.


La télévision qui apparaitra également d'une manière incongrue dans les rues de ce village où les spéléologues font halte les premiers jours: les villageois se recueillent sur une petite place pour regarder une émission de variété sur un poste que le cafetier a branché sur sa terrasse. Nous sommes en 1961, c'est l'éclosion de la pop-culture et du capitalisme triomphant. Là encore, les habitants ne se soucient pas plus que cela de la découverte qui va être faite pas loin de chez eux: le Bifurto avec ses 687 mètres de profondeur sera bientôt homologué, un des plus profonds au monde.

D'une manière tout aussi délicieusement joueuse, Frammartino filme comment on appréhendait la profondeur des abymes: en y jetant des pierres mais aussi en balançant des feuilles de magazine enflammées: au fond on retrouve des crânes d'animaux tombés mais aussi des photographies de starlette ou de John Fitzgerald Kennedy à moitié brûlées.


Ni Ermano Olmi ni Terence Malick donc, mais s'il y en a un auquel on pense en regardant ce film, c'est peut-être le cinéaste chilien Patricio Guzman dont les films, "documentaires poétiques" pourrait-on les appeler, tracent des lignes invisibles et osent des rapprochements rêveurs entre l'histoire de son pays, les paysages, son expérience politique et de menus objets. A une nuance près, - et de taille ! - que Guzman est particulièrement bavard et souligne tout ce qu'il montre d'un commentaire ininterrompu, en contrepoint des images parfois, pour les accompagner le plus souvent, alors que Michelangelo Frammartino est un filmeur taiseux. Faisant complètement confiance à ses images, il fait du moindre geste, de la moindre "action" un événement d'importance.


De la même manière, aucune séquence n'est sous-titrée: on pense que ces paysans entre eux parlent peut-être un patois incompréhensible même pour le cinéaste italien (ça n'a pas d'importance, à un moment ils s'amusent à imiter des cris de bête: langage international !). Mais les dialogues entre spéléologues, souvent filmés de loin, ne le sont pas non plus. D'ailleurs ils parlent peu, tout concentrés à leurs gestes, à leur travail. Finalement, le seul moment sous-titré aura été celui du reportage télévisé du début: des images commentées, ce sont bien souvent des images qui ne se suffisent pas à elles-mêmes et là, il s'agissait de "vendre" un produit (Pirelli, Milan, l'industrie italienne triomphante).

Une tour s'érige, des femmes et des hommes s'enfoncent dans les entrailles de la terre, un ballon de foot dévale par mégarde dans le Bifurto (précédé de ce suspense insoutenable: quelqu'un manquera-t-il sa passe, tombera, tombera pas ?), des chevaux passent leur tête dans les tentes des campeurs endormis, un berger appelle ses bêtes avec de drôles d'onomatopées, un vieil homme meurt, un arpenteur dessine une superbe carte du gouffre à l'encre de chine, des feuilles de dessin s'envolent au milieu des vaches.


"Dans la spéléologie il y a presque une propension à la défaite,
estime le cinéaste, dans le sens où il n'y a pas de triomphe. Il n'y a pas de sommet à atteindre comme en alpinisme où l'on gagne, où l'on réussit dans l'entreprise (...) Lorsque l'exploration se termine, c'est une petite défaite."

Toute chose que l'empire Pirelli, comme tous les autres empires, ne seront jamais à même de comprendre. On ne sera pas gêné d'attendre encore 10 ans avant de voir le prochain film de Frammartino, s'il s'agit d' un autre miracle de cinéma comme celui-là.

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