jeudi 13 janvier 2022

The card counter, un as de la patience

 




Paul Schrader. 25 ans que la filmographie du réalisateur de Mishima se perd dans les gouffres du marché dvd en import, de la vod et des sorties en salles en catimini, 25 ans qu'il continue à fournir des films plus ou moins de commande (dont un prequel de L'exorciste pas honteux avec Stellan Skarsgard, ainsi que pas mal de films noirs avec les fidèles Nicholas Cage et Willem Dafoe). 25 ans depuis son formidable Affliction d'après Russell Banks, sans doute son meilleur film jusqu'ici.

Un peu pour son propre malheur, on a accolé à Schrader un statut de scénariste-roi qui a pas mal occulté ses aspirations de cinéaste. Un statut rare dans le cinéma américain, que seul peut-être Robert Benton qui signa Chinatown possédait avant lui. Or, même si on peut sourire au souvenir d'American gigolo et de La féline, il faut se rappeler aussi qu'il réalisa un des seuls grands films sur le monde ouvrier américain (Blue collar), un autre qui faisait se confronter l'Amérique bigote à l'avènement de l'industrie de la pornographie (Hardcore) et il faut surtout être sûr que sans lui, il n'y aurait pas eu ni Taxi driver, ni Raging bull.

Précédé d'une réputation flatteuse nous arrive donc The card counter qui annonce un nouvel élan dans sa carrière de cinéaste (deux films vont suivre, dit-on), un film qui a le droit à une sortie en salles digne de ce nom, sans doute grâce à la présence au générique de l'ami Scorsese comme "executive producer".


Terrain connu: Bill Tell est un joueur de poker professionnel qui maraude dans les tournois de seconde zone en jouant petit mais en raflant tout. Ses années de prison lui ont, comme il dit, laissé assez de temps libre pour apprendre à compter les cartes (pratique interdite dans les casinos) et éprouver les occurrences de ses calculs de probabilité. Manies de psycho et vie réglée comme du papier à musique, Tell adore la monotonie de son existence, ne s'attarde jamais longtemps dans les villes qu'il écume, et couvre de draps blancs le mobilier des chambres de motel qu'il occupe.

On le voit venir de loin, le profil Travis Bickle du parfait petit personnage "à la Schrader" et le gros bagage que le personnage traîne dans sa caboche sera vite éludé: ancien d'Abou Ghraïb et tortionnaire émérite, Tell a payé ses agissements en années de prison alors que de plus gradés que lui s'en sont tiré comme des fleurs.


Le script vengeur sera longtemps contenu, dans le scénario de Schrader mais surtout dans l'esprit de Bill qui semble en avoir terminé avec l'idée même de règlement de compte. Nouveauté dans l'attitude d'un personnage de Schrader, subtilement incarné par le jeu tout en contention d'un Oscar Isaac qu'on n'avait pas vu aussi bon depuis... Llewyn Davis sans doute. Longtemps contenu mais lorsque notre héros, acculé, finira par laisser exploser sa véritable nature, Schrader nous gratifie non seulement d'un superbe hors-champ (et de bruits de lutte atroces) tout en achevant de donner un sens à ce baroud final: si Bill Tell n'en avait pas fini avec ses démons, c'est qu'il fallait finalement les achever, au sens propre, car eux n'en avaient pas fini avec leur propension au mal.


Moralisme judéo-chrétien, éternel rappel à la rédemption, on ne changera pas Paul Schrader. Ce qui a changé, c'est qu'a affleuré au fil de ce parcours la possibilité d'une existence enfin apaisée, concrétisé par l'amorce d'une belle histoire d'amour (la façon qu'ont la magnifique Tiffany Haddish et Isaac de se tourner autour, lui persuadé d'être à jamais éteint et comme surpris de se rallumer aussi facilement, elle comme affolée d'être ainsi attirée par ce type, -enfin peut-être le bon !- l'entend-on presque penser). Ce qui a changé, c'est que Bill Tell était à deux doigts de tordre la cou à la tentation de se faire justice lui-même en croyant étouffer celle de son jeune ami, plus affamé de vengeance que lui, en lui faisant don de tout l'argent qu'il avait.

Encore raté. On se souvient que le triste héros de Taxi driver finissait libre, comme si le carnage final, pardonné par la justice et la communauté, était de l'ordre de l'anecdote. C'était alors, dans l'esprit de ses auteurs, une façon de stigmatiser l'indolence avec laquelle l'Amérique considérait son rapport à la violence. Ce que nous disent les images finales de The card counter, c'est autre chose: il va falloir encore montrer de la patience avant de retrouver sa liberté mais Bill Tell n'a pas cessé de nous le dire durant tout le film: l'important au poker, c'est l'attente.


Reste que la mise-en-scène de Schrader est superbe, toute en retenue et en économie d'effets. On est d'ailleurs très heureux que Scorsese ne l'ait pas filmé celui-là, des plans à la Casino à vous filer le tournis auraient été malvenus. Sa manière de filmer son pays en une succession d'espaces clos (cellules de prison, salles de jeux, couloirs d'hôtel, chambres confinées, intérieurs de bagnole) n'est pas celle de l'Amérique des grands espaces et de la liberté. Deux séquences seulement se déroulent en extérieur: l'escapade nocturne de Linda et Bill dans une forêt de lampions digne d' un décor de Tron, et une discussion dans un espace fermé, autour d'une piscine de motel et sous un ciel gris. Paradis artificiels et grands espaces grillagés.



Une triste Amérique filmée par un Paul Schrader qu'on n'attendait pas à ce niveau de maîtrise, avec des comédiens excellents (Isaac, Tye Sheridan, Willem Dafoe, toujours parfait et Tiffany Haddish, merveilleuse amoureuse) avec également une ironie de tous les instants qui en dit long en peu d'images sur un pays malade, prêt à sombrer dans le ridicule (ces grands hôtels-casino où se croisent congressistes sur les armes de surveillance et champions de poker affublés de surnoms et de looks et de catcheurs). 

Avec surtout une envie pressante d'aller visiter illico tous ces films qui, depuis 1997 et Affliction, nous sont passés sous le nez. 

Bonheur du cinéphile à qui il reste tant de choses à voir...

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