mardi 25 janvier 2022

Vitalina Varela, heureux ceux qui sont morts

 



Au coeur de Vitalina Varela, il y a une séquence incroyable dans cette église en terre battue entre Vitalina et un prêtre, un monologue hallucinant qui sort de la bouche de ce serviteur de Dieu qui prononce en substance ces mots-là: "Heureux ceux qui sont morts". Avant de fondre en larme au souvenir d'un mariage qu'il a célébré une semaine auparavant.

De souvenir de cinéphile, il y avait des lustres que je n'avais pas vu au cinéma, enfermé dans une salle plongée dans le noir, un film aussi sombre. Ce sont d'abord des corps, des visages noirs; nous sommes dans la communauté cap-verdienne des laissés-pour-compte de la société portugaise, aujourd'hui. Ce sont ces corps et ces visages noirs sur des fonds obscurs, murs sales jetés dans l'ombre, couloirs sans lumière, fenêtres obturées et quelques bougies disséminées ici et là.

Ce prêtre, dont on apprend la fonction qu'à la moitié du film, c'était lui qui, sans doute atteint de la maladie de Parkinson, se traînait sur des béquilles dans les premières images du film, parfois soutenu par ses semblables, indifférents. C'était cet homme qu'on retrouvait souvent couché face contre terre, pleurant et tremblant, sans doute aspiré par une mauvaise chute et une fin qu'il appelle de ces voeux, mais qui ne vient pas. Rarement on aura vu un film qui rejette autant la lumière et nous montre ce qu'il y a à voir du fin fond de la misère.


La misère au cinéma, c'est très souvent une accumulation de poncifs sur la débrouille et la débine, sur la solidarité des pauvres entre eux quand il ne s'agit pas, comme souvent dans les films anglo-saxons ou même français, de vanter une certaine dignité de ceux qui ne possèdent rien vs l'indifférence et l'arrogance de ceux qui ont tout. Pedro Costa possède une éthique du regard qui n'appartient qu'à lui, forgée à la rude école de l'immersion documentaire qui a donné ce grand film  méconnu, La chambre de Vanda, dans lequel il suivait sur plusieurs mois le quotidien de toxicos vivant dans un quartier de Lisbonne en cours de démolition. 

Son regard ne s'échappe jamais du côté des errances de la fiction même si Vitalina Varela en est une. Des éléments de fiction qu'on peut compter sur le bout des doigts: Vitalina revient du Cap-Vert trois jours après l'enterrement de son époux, qui l'avait abandonnée. Elle y retrouve cette immonde bicoque avec ses murs lépreux, son plafond qui s'écroule, ses bibelots et ses meubles comme recouverts de salpêtre, crêpis sale et murs croulants. Fiction à peine: Vitalina Varela y incarne sa propre vie, et Pedro Costa a filmé bon nombre de plans dans sa propre maison à elle.


Quand elle débarque de l'avion, pieds nus, c'est pour être accueillie par des femmes de ménages qui attendent sur le tarmac que les derniers passagers soient sortis pour commencer leur travail. Mince coup d'oeil judicieux sur cette autre caste de "misérables", premiers de cordée si l'on veut, esclaves sous-payés d'un monde qui les invisibilise en les faisant travailler dans la nuit, à l'abri des regards.

Petits détails qui font mal, qui font mouche, qui racontent tout un monde et pas mal d'histoires: ces deux hommes qui nettoient la maison du disparu avant l'arrivée de sa veuve en faisant toutes les poches, tous les tiroirs à la recherche d'objets de valeur. Ce jeune homme qui propose 7 boites de thon pour 5 euros en pleine veillée mortuaire, puis s'excuse. La disparition d'une jeune femme dont on apprendra ensuite qu'elle est morte dans sa couverture à cause d'une bougie mal éteinte.



Cinéaste de peu de mots, qui en a sans doute fini avec la vacuité de la parole telle Vitalina qu'on entend peu, sauf pour maudire la mémoire de ce mort qui ne lui a laissé qu'une ruine, Pedro Costa filme la misère en la montrant comme un nid obscur où la pauvreté se terre. 

Et pourtant il faut vivre, et dans un de ses rares plans d'extérieur ensoleillé, mais recouvert de noirs nuages soufflés par les vents de l'Atlantique, le film se fige sur des hommes qui travaillent - mais avec quoi ? - sur le toit d'une maison. Une poule traîne dans un coin.


Cinéaste qui sait que les images peuvent en dire plus, et bien mieux que de grands discours, Pedro Costa nous offre à voir un système de plans et de cadrages magnifiques (servi par un chef-opérateur du diable, Leonardo Simoes) qui sont comme des détails révélés de coins obscurs dans une toile de maître flamand. Cinéaste exigeant que l'on voit mal se faire corrompre par un cinéma de système, Costa a trouvé à qui (peu) parler en un jury de festival de Locarno présidée par une femme assez radicale elle aussi, Catherine Breillat. Léopard d'Or pour Vitalina Varela le film, prix d'interprétation pour Vitalina Varela, la femme.

On regrettera que ce cinéma-là, difficile pour beaucoup, ne se voit pas offrir plus de place en salle (ici à Montpellier, une semaine d'exploitation à une séance par jour, et hop, au revoir) car il s'agit d'un cinéma qu'il faut voir sans lumière, pour mieux y voir son noir profond, sans fond, d'une implacable beauté.


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