jeudi 24 août 2023

QUAND LES VAGUES SE RETIRENT, les bourreaux meurent aussi.

 


Le dernier film du cinéaste philippin Lav Diaz fait 3 heures, autant dire la durée d'un court-métrage pour lui, dont certaines oeuvres excèdent la dizaine d'heures sans problèmes. Chouchou intermittent des festivals européens où ses films provoquent leur petit effet léthargique, entre fascination et hypnose, le cinéma de cet homme n'est pourtant ni compliqué ni hermétique. Contemplatif sûrement, osant la durée sur des séquences qui chez d'autres passeraient à la trappe sur la table de montage.

Pourtant, ses films ne sont pas exempts de quelques effets d'ellipse ni de coquetteries temporelles. Ici, nous suivons les itinéraires de deux flics (il faudra comprendre que l'un des deux en est effectivement un, à notre grande stupeur) à un moment clé de l'histoire récente des Philippines, celle où l'ancien président Rodrigo Duterte, sorte de Bolsonaro de là-bas, ordonna la fameuse "Opération Tokhang" qui permettait aux policiers comme à n'importe quel bon citoyen d'exécuter toute personne en lien avec le trafic de drogues.

Selon les sources officielles, l'opération fit 8000 victimes, mais les ONG tablent plutôt sur quelques 30000 morts, parmi lesquels quelques règlements de compte maquillés, de nombreuses bavures et ainsi de suite. Quand les vagues se retirent est donc un film noir, et sa (relative) faible durée lui a permis une sortie estivale dans nos salles. Le style Lav Diaz se reconnait assez vite: une manière très sensuelle de filmer les paysages et les villes sous tous les angles, même les moins glamour, dans un très beau noir et blanc.


Avec Diaz, il ne faut pourtant pas s'attendre à une narration classique. Si le film s'attarde d'abord sur le lieutenant Hermès Papuran (John Lloyd Cruz), c'est pour nous montrer le grand flic qu'il est comme  le type sanguin qu'il peut être (il terrorise et tabasse sa femme et son amant, pris la main dans le sac). Quand on le voit réapparaitre plus loin dans l'histoire, c'est tout couvert de la tête aux pieds d'un psoriasis qui lui donne l'apparence d'un homme reptile, aussi lézardé que les murs lépreux du quartier "rouge" où va se dénouer l'histoire. Papuran a tellement somatisé les horreurs commises durant l'Opération Tokhang que sa peau en garde encore la mémoire.

En face, l'ancien flic déchu Supremo Macabantay (Ronnie Lazaro, terrible), son ancien mentor, que Papuran a jadis fait tomber pour corruption, vieux type taré qui hurle son dévouement à Jéhovah et baptise ses victimes en les torturant dans une bassine d'eau. A la deuxième séance de torture, les deux dames assises derrière moi se sont d'ailleurs levées, direction la sortie, sans attendre de voir comment il allait se servir du curieux petit couteau qu'il a commandé au rétameur du coin. Et c'est vrai qu'on peut trouver à ce sale bougre comme un lien d'affinité avec le personnage de Dennis Hopper dans Blue velvet: dès qu'il apparait on sait bien qu'il va se passer un sale truc et on se crispe un peu. Pénible, le gars.


Quand les vagues se retirent
témoigne d'une très sale période mais aussi et surtout d'une manière de filmer que Lav Diaz est le seul à assumer complètement. Bon nombre de ses détracteurs, et il en a, pensent que ces façons non pas d'étirer, mais de ne jamais raccourcir ses séquences est une marque de confort, comme un aveu de faiblesse à l'opposé de ceux qui savent couper et retrancher en laissant parler les vides. C'est faux, car tout en mettant au centre du film la politique mortifère de Duterte et les traumatismes qu'il engendra, il faut voir comment il montre très peu cette "guerre" contre la drogue, en convoquant juste le personnage très attachant du photographe de presse, sorte de Weegee de Manille, montrant des exécutions par quelques clichés frappants, et sans cesse attaqué par le pouvoir qui diffuse la rumeur selon laquelle ses clichés ne sont que des mises en scène.


Manière habile pour Diaz de ne pas mettre en scène, justement, ces exécutions sommaires et de n'en montrer que l'après. Si les officiers Papuran et Macabantay ne sont bel et bien que les deux faces d'une même pièce, ce que la douloureuse scène finale symbolise en une lutte absurde, sanglante et vaine, qu'il ne restera que deux corps saccagés d'une même violence (l'un en portant les stigmates sur son corps, l'autre ayant trouvé une refuge dans la démence et une foi corrompue).

C'est le moment idéal d'aller s'enfermer 3 heures dans une salle de cinéma pour profiter de la clim. En attendant de filer voir le dernier Nuri Bilge Ceylan (3h15), je ne saurais trop vous inciter d'aller découvrir le dernier Lav Diaz: une sortie en salles d'un de ces films n'arrive pas tous les jours.

Grand cinéaste !


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire