vendredi 11 août 2023

LES FILLES D'OLFA, ceci n'est pas un film.


 

On est d'emblée curieux de voir ce que le dispositif de mise en scène établi par Kaouther Ben Hania va donner: clair comme de l'eau de roche, la réalisatrice propose à Olfa de "rejouer" sa vie depuis son adolescence jusqu'à aujourd'hui. On sait que cela va pas mal secouer car pour interpréter ses deux filles ainées, "emmenées par les loups" dit-elle, deux comédiennes assez ressemblantes seront convoquées. Pour jouer les moments les plus durs, une troisième jouera Olfa elle-même.

Sans connaitre cette histoire qui, on le comprendra à la fin du film, a défrayé la chronique en Tunisie, on comprend immédiatement ce qui est arrivé aux deux grandes. Les deux cadettes restées à la maison, qui joueront leurs propres rôles, ont bien du mal à retenir leurs larmes en rencontrant pour la première fois les jeunes femmes qui vont jouer leurs soeurs disparues: elles leur ressemblent tellement.

Les filles d'Olfa démarre fort car, évacuant dans son premier quart d'heure l'énorme charge émotionnelle du récit qui va suivre, il nous épargne une longue montée en tension mélodramatique qui aurait plus ressemblé à une prise d'otage qu'à un récit de vie.


Si Rahma et Gofrane sont bel et bien tombées dans les filets des Frères Musulmans qui les ont fait s'exiler en Lybie auprès d'un groupuscule de l'Etat Islamique, comme on l'aura vite deviné sans pourtant connaitre l'histoire, c'est à la vie d'Olfa qu'il faut d'abord se coller, et écouter la relation de cette vie qui s'est faite dans la défiance des hommes et de ce qu'ils étaient capable de lui faire à elle, à ses soeurs quand elle était ado, à ses quatre filles ensuite. 

Toute l'oppression masculine et religieuse était déjà dans l'éducation d'Olfa, qu'elle a ensuite transmise à ses filles. Si on est épaté par ce qu'elle raconte du temps où elle frappait les hommes qui voulaient entrer "de force" chez elle et ses soeurs (pas de frères, et un père déjà ailleurs), qu'on rigole avec elle du traitement qu'elle a infligé à son "époux", rustre sans éducation avec qui elle n'a couché que quatre fois, dit-elle, c'est en revanche beaucoup moins drôle de l'entendre témoigner du comportement de sa soeur, qui encourageait ce mari à la frapper et à la coincer dans un coin pour lui faire son affaire "comme un homme" le soir de ses noces.



Peu à peu le sourire s'éteint puisque pour protéger ses filles, elle n'aura trouvé rien d'autre que d'inculquer de la méfiance et une pudeur exagérée, celle-là même que prônera les Frères avec de plus en plus d'insistance après la chute de Ben Ali.

Dans son dispositif de représentation très théâtrale (ou de thérapie de groupe, ce à quoi le film ressemble aussi un peu) surgissent souvent des non-dits qu'Olfa a parfois du mal à entendre (Olfa a éduqué -seule - ses 4 filles et n'a pas su utiliser autre chose que la violence et les coups quand ses deux grandes étaient adolescentes) et ses deux plus jeunes filles parfois du mal à dire: jamais le terme d'abus sexuel ne sera prononcé au sujet de ce "beau-père" de passage dont Olfa s'était amourachée et qui provoquera la séquence la plus étrange du film: tandis que la jeune Tayssir harangue celui qui joue cet homme qui lui a fait tant de mal, celui-ci demande à ce que la scène s'arrête, ne supportant pas ce que la jeune femme a à lui dire. 


On ne saura trop s'il s'agit là du poids d'une pudeur personnelle là encore édictée par la morale et le religieux, ou un trop-plein émotionnel que ne peut s'infliger l'acteur (Majd Mastoura, qui incarne tous les rôles masculins, ces fantômes interchangeables), mais comme dans bon nombre de films iraniens sur lesquels planent en permanence l'ombre du Coran malgré la liberté apparente avec laquelle ces films abordent leurs sujets, il reste des thèmes qu'on ne peut aborder qu'en insistant sur les vides du discours, les ellipses du récit familial.

Si l'émotion se délite au fil du récit d'Olfa et de ses filles, c'est que si la représentation cinématographique a pris les atours d'une répétition théâtrale plutôt inédite, ce sont les flashs infos qui finiront par prendre le relais du récit, et le conclure. De voir soudain surgir ces morceaux de réel du flot des infos et des vidéos youtube ramène justement ce qu'on avait vu jusque là à un subterfuge narratif, à un ersatz de réalité. C'est pourtant la suite de l'histoire qui vient de nous être racontée (les vraies Rahma et Gofrane filmées dans leur prison lybienne, sous leur hijab, l'une d'elle tenant par la main la petite fille qu'elle a eu avec un chef de l'Etat Islamique, mort sous les bombes) mais cette partie-là, on aurait pu la voir à la télé.


Curieuse chute de tension au bout d'un film démarré au bord des larmes et qu'on termine les yeux secs, avec l'envie de d'éteindre son poste au générique de fin. Les filles d'Olfa a pu faire son effet au coeur de la compétition cannoise où son caractère d'objet hybride a semblé réveiller quelques festivaliers de leur torpeur. Partant de ce principe de répartition des tâches entre protagonistes réels et comédiens, la cinéaste auraient peut-être pu aller plus loin, quitte à bousculer ses personnages, prendre des libertés et emmener son film en terre inédite. 

S'il faut saluer ses intentions et la bienveillance de son regard, il est dommage que Kaouther Ben Hania n'ait pas plus fait confiance à son cinéma, et continué à fournir des copies conformes, mais jouées là encore, à ces images surgies du flot anonyme de l'information en continu. On pense à Brian de Palma qui avait rejoué toute une dramatique captée sur les réseaux sociaux et youtube, dans Redacted, ce film incroyable qui reconstituait un viol de guerre commis par des trouffions américains en Irak. 

Puisque la cinéaste a fait rejouer à ses protagonistes les instants forts restés dans la mémoire d'Olfa et de ses filles, elle aurait pu aussi continuer à substituer à l'image médiatique, aseptisée et anodine, cette troublante copie du réel. Pari à moitié tenu donc

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