mardi 7 février 2023

Tar


C'est l'histoire d'une chef d'orchestre assez peu sympathique mais géniale (elle dirige le Philarmonique de Berlin, quand même) qui achève son enregistrement de la 5° de Mahler, la dernière qui lui reste à diriger. Autour d'elle, une assistante dévouée prête à tout pour obtenir le poste de second chef (Noémie Merlant), un autre chef qui lui fait de la lèche afin d'obtenir ce même poste (Mark Strong), le vieux chef qui fut son mentor et avec qui elle dîne souvent et qui l'éclaire de ses bons conseils (Julian Glover), une jeune violoncelliste russe prodigieusement douée dont les dents rayent le parquet et pour qui la grande Lydia Tar semble éprouver un béguin profond (Sophie Kauer), son épouse Sharon (Nina Hoss), premier violon du Philarmonique qui abuse des cachetons et s'occupe de leur petite fille, et le fantôme jamais présent mais encombrant d'une jeune femme suicidaire qui la harcèle de textos après avoir été son élève (son amante ?) et s'être faite jeté comme une malpropre.

Bref, Lydia Tar est une gagnante, une perfectionniste, une femme qui ne vit que pour son art, une ogresse qui dévore son monde et ne laisse que des miettes à ses poursuivants comme à son entourage. Volage, impérieusement autoritaire et sûre d'elle même, elle n'a que Bernstein à la bouche lorsqu'il s'agit de parler de l'art de jouer Malher, mais ce sont les 33 tours des versions de Karajan et Abbado qu'elle scrute avec avidité, car elle voudrait trouver une pose pour la pochette du futur disque qui leur ressemble ou plutôt: les dépasse.


De tous les plans, d'absolument toutes les scènes, Cate Blanchett incarne avec un appétit de lionne cette perfectionniste en acier trempé pourtant parcourue de quelques failles internes. Le spectateur peu familier de ce petit monde ô combien élitiste, qui roule en Porsche et n'arrête pas de traverser l'Atlantique en jet privé, qui cherche la petite bête dans le moindre enchaînement, le plus petit bécard, ne parlera qu'à la plus infime proportion de mélomanes existants, ainsi qu'aux petits prétentieux.

Or voyez-vous, et même si ce film débute par une série de dialogues pointus sur la musique (entre chefs, entre Lydia et un journaliste spécialisé, entre Lydia et un groupe d'étudiants), notez bien ce que j'avance: Tar n'est pas un film sur la musique. Tant pis si vous ne saisissez pas la petite moquerie sur Mort à Venise, pas grave si vous ne reconnaissez l'imitation marrante que fait Lydia du jeu de Glenn Gould, n'importe si vous ne voyez pas quelle importance a pu avoir Alma dans la vie du grand Mahler; ce qui se joue est ailleurs, sur un plateau où il s'agit,  justement, de bouffer la reine.



Tar pourrait être cinéaste, chef d'entreprise, vedette des médias, ballerine ou Prix Nobel de Littérature que le propos serait le même. Le film de Todd Field tient à nous montrer par quels biais tordus on peut faire tomber une icône, à l'heure des réseaux sociaux, de #metoo ou  des imprécations woke. Grande idée que d'avoir emmené Blanchett dans ce projet car la comédienne, par ailleurs co-productrice du film, est connue pour ses prises de position sur la place qu'on assigne aux femmes à Hollywood, et elle incarne ici une quinqua lesbienne peu sympathique, histoire de la faire boucler aimablement aux franges les moins aimables des mouvements féministes et autres.


Tar est donc une femme, et cela n'aurait pas été le même potage si Todd Field avait imaginé... un personnage de cinéaste polonais (ou juif new yorkais disons) hétéro, par exemple, aux prises avec un quelconque scandale sexuel. Petit pas de côté bienvenu (oui, les femmes peuvent être des vipères ou des crotales, comme les hommes), et si le cinéaste a choisi le monde de la musique classique comme cadre, j'ai comme ma petite idée... 

Comme toujours, le principal se niche dans les détails... Suivez-moi...


Au retour de son entretien-conférence ou elle a discuté le bout de gras avec un journaliste fort affable, son assistante Francesca lui fait cette petite remarque qu'elle n'aurait pas du minimiser le rôle d'Alma Mahler dans le travail de Gustav, elle qui voulait composer elle aussi, et dont les ambitions ont été bouffées toutes crues par son homme. Ce à quoi Lydia Tar rétorque en substance: "Eh oh, c'était une grande fille, si elle avait voulu s'émanciper, elle n'avait qu'à le faire". Si moi j'ai réussi, elle n'avait qu'à faire pareil.  Voilà ce que c'est d'être une carriériste forcenée !

Cerise sur le gâteau, cette grande scène  assez inoubliable où, lors d'une master-class de direction d'orchestre qu'elle donne à des étudiants de la Julliard School, elle tombe sur un phénomène de musicos coinços qui se définit lui même comme "mâle "&?//!zbleurg-genré" (excusez mais j'ai zappé le terme) qui en tant que tel , texto, "refuse" de jouer Bach, ce mâle cisgenre trop XVIII° siècle pour lui qui planta sa graine 20 fois et astreignit de fait son épouse au foyer pendant que monsieur allait s'éclater sur son clavecin dans la pièce d'à côté.


C'est vrai que je ne sors pas beaucoup, mais dites-moi pas que ça existe vraiment, des specimen pareils ? Là-dessus, Lydia Tarr le sermonne un peu, se moque, finit par s'acharner plus qu'il ne faut sur ce jeune homme qui n'a pas l'habitude de se faire bousculer de la sorte par une telle figure d'autorité, et l'épisode aura des conséquences dévastatrices plus loin dans l'histoire.

Pour finir il y a ce moment que je préfère, lorsque Lydia informe le chef à la retraite, le vénérable Andris Davis, qu'elle veut faire "tomber" son chef d'orchestre remplaçant, le jugeant un peu finito sur les bords. Là, le vieux maestro la met en garde avec de mots à peine couverts. Il lui explique que lui-même, du temps de sa splendeur, avait pris un soin infini à toujours laisser enfermés ses démons dans un placard. Il lui rappelle ce qui arriva à Wilhelm Fürtwangler, pourtant le plus grand de tous, qui paya d'avoir continué à diriger le Philarmonique sous le III° Reich malgré son refus de faire le salut nazi et de se séparer de ses musiciens juifs, et qui finit par diriger un orchestre clandestin après guerre... dans un cimetière, à l'abri des regards.



Comme Lydia, le Wilhelm: tout pour la musique, rien que la musique.

Cette image du grand chef entretenant sa passion dans un cimetière au clair de lune renverra au dernier plan du film, d'une belle cruauté là aussi mais qui fit soupirer de mécontentement la moitié de la salle où je me trouvais. Finir par tant de laideur...


Point amusant que je vous rapporte en loucedé, lors d'échanges dans un groupe FB cher à mon coeur sur Tar, je suis tombé sur ces mots d'un contradicteur (autrement dit qui n'avait pas le même avis que moi sur ce film, mais ce fut exprimé en termes forts courtois) qui se demandait comment on pouvait cautionner un personnage qui se rendait coupable, à ses yeux, de harcèlement sexuel. Ce qui est drôle, car je ne me suis même pas levé une seule fois pour aller faire pipi, ni refaire mes lacets lors de la scène cruciale, mais ce trait-là n'apparait nulle part. C'est une réaction en fait assez passionnante, qui résulte finalement de tout ce qu'on ne sait, pas, ne saura jamais, n'est pas exprimé dans le film au sujet de cette fameuse étudiante "harceleuse" et suicidée avec qui Lydia Tar eut une histoire compliquée. Oui, mais laquelle ? On ne le saura jamais, et l'imagination de ce spectateur aura fait le reste.

Pour le reste, on sera gré à Todd Field de nous avoir épargné le grand numéro à la Daren Aronofsky sur l'artiste et son double, sur la schizophrénie du créateur partagé entre son Soi et son Art, même si on tremble parfois à ce que le film déroule une fantasmagorie à la Black Swan. Juste quelques embardées vers de simples cauchemars, - histoire de nous expliquer que, quand même, Lydia n'est pas tout à fait tranquille avec sa conscience - , un passage marquant où l'égoïsme et l'absence d'empathie du personnage, comme son hygiénisme maladif, éclatent lors de sa confrontation avec une voisine dérangée. On adore aussi ce moment où Lydia, après s'être perdue dans les caves d'un immeuble désaffectée et prise de panique, se bousille la figure toute seule comme une grande en courant dans les escaliers. Détail amusant (enfin non, pas vraiment...), elle laissera croire à tout le monde qu'il s'agit là d'une agression dont elle s'est déjà remise. Quelle femme !


Il faut en faire, de ces trucs, pour être une femme libérée (et là nous vient les paroles d'une chanson bien connue sur un rythme de reggae que je vous laisse chantonner vous-même).

Enfin un film américain très politique qui n'y va pas de main morte, pour stigmatiser ce qu'on redoutait depuis le début avec l'essor de ces mouvements de libération qu'on encourageait pourtant de tout nos voeux et qui, à force d'éxagérations et de stigmatisations sans fondements, vont bientôt se prendre un méchant contre-feu dans les mirettes. Le film de Todd Field a ce courage, à l'heure où je viens d'apprendre qu'une campagne de pub m&ms venait de se prendre les foudres d'associations lgbt, que ces excès en discipline morale ne sont plus rien d'autres que des campagnes de censure systémiques, qui vont finir par lasser (si elle ne font pas rire) et, comme celle dont est victime Lydia Tar dans le film, par écoeurer.

Grand film donc, et si Cate Blanchett ne devrait pas rater encore une fois son Oscar (rappelons-nous qu'elle l'obtint déjà pour Blue Jasmine de Woody Allen, où elle incarnait encore une grande dame dans sa chute), on pense que l'attribution d'une statuette pour ce scénario ne serait pas volé non plus.


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