dimanche 19 février 2023

LA MONTAGNE ou le sommet des abysses

 


On ne prétendra pas que Thomas Salvador est un cinéaste qui s'agite beaucoup pour qu'on l'aperçoive, on dira même sans grand risque de se tromper que ce garçon est un grand contemplatif qui aime prendre son temps. Huit ans ont passé depuis son précédent film, le très audacieux et très réussi Vincent n'a pas d'écailles où notre comédien-cinéaste passait son temps dans l'élément liquide, mu par une nécessité folle d'être mouillé tout le temps.

La montagne, comme son titre l'indique, le voit donc changer d'élément et se muer tout à coup en alpiniste de l'extrème (et vu ce qu'il fait dans le film, les énervés de l'Annapurna peuvent retourner au niveau de la mer illico, ils ne lui arriveront jamais à la cheville). Pierre, jeune quadra ingénieur-cadre dans une société de robotique, se rend à Chamonix pour rencontrer des clients. Sur un coup de tête, il décide de rester un peu avant de remonter sur Paris, s'achète tout le matériel qu'il faut et file vers le Pic du Midi dont il mettra un temps fou à redescendre.

Sur ce principe de base fort simple, le film opère dores et déjà un slalom élégant pour éviter les poncifs du genre (crise de l'âge, remise en cause du citadin et de son train de vie au contact de la Nature, la vraie, redonner un sens à sa vie, tout ça...), évacuant derechef le sujet lors d'une réunion de famille improvisée où sa mère et ses deux frères, montés exprès pour le rencontrer et savoir si c'est grave ou pas, ont vite fait de se rendre compte que Pierre, à défaut de savoir vraiment ce qu'il fait, semble d'un calme fort résolu.


Dès lors se dessinent les marques d'une mise-en-scène élégante, tout à l'économie, qui nous fait découvrir un lieu que le cinéaste a vite fait de quadriller en un tour de main. La ville, le téléphérique, la passerelle jusqu'au pic, son restaurant, le chemin qui descend jusqu'au camp de base où les montagnards plantent leurs tentes, le glacier qu'il faut traverser et derrière, les sommets. Tout le monde ne sait pas faire ce que Salvador réussit en un tour de main: définir un espace, des distances et le temps qu'il faut pour les traverser. En plus d'être superbement photographiées (avec un certain Victor Pichon pour les prises de vue en haute montagne, bravo à lui), les Alpes que filme ici Thomas Salvador méritent amplement d'être vues sur grand écran.

Il existe une mouvance souterraine dans le cinéma français aujourd'hui, loin du star-système et qui ne doit pas toujours déclencher de fols enthousiasmes auprès des comités d'avances sur recettes, mouvance qui redessine les pourtours d'un cinéma de genre, fantastique au sens littéraire du terme, et qui ne s'embarrasse pas (ne peut pas s'embarrasser) de gros budgets (les récents Jacky Caillou, Teddy, voire le Incroyable mais vrai de Dupieux). Laissant le grand spectacle aux grosses machines hollywoodiennes, qui tournent de plus en plus en rond, et qui ont d'ailleurs abandonné le genre aux seuls mécanismes du gore et de l'effroi (avec pour exceptions notables le fantastique "politique" de Jordan Peel et l'inamovible Shyamalan, seul dans ce désert).


C'est fou, mais le seul auquel on puisse raccorder le film de Thomas Salvador, c'est Abyss de James Cameron, son plus grand film si on écarte les 10 dernières minutes spielbergiennes et gâte-sauces avec, souvenez-vous, ces folles petites méduses à néon, bienveillantes comme tout, qui éblouissaient le regard et filaient à toute allure vers les fonds de l'océan. Les formes molles, lentes et scintillantes, à mi-chemin entre l'étoile de mer fluo et des blocs de lave, qui guident Pierre vers l'intérieur des sommets sont les petites cousines des créatures de Cameron. Ce que le cinéaste américain n'avait pas voulu filmer, reculant devant sa propre audace et renonçant à fusionner son héros avec l'Océan au détriment du happy-end, Salvador le fait en une folle séquence, assez longue et tout à fait silencieuse, qui confirme ce que l'on pressentait depuis son premier long-métrage: cet homme s'occupe à ne filmer que du jamais-vu.


C'est beaucoup pour un film qui passe en ce moment presque inaperçu, victime de la discrétion de son auteur et qui a eu du mal à retenir l'attention médiatique au contraire de maintes sorties tapageuses (dont, justement, un dernier Cameron toujours plus dopé au numérique). Au visage serein de l'acteur, très bon dans la composition de ce grand calme lunaire, à la fois stoïque et curieux, l'excellente Louise Bourgoin oppose l'apparente rudesse d'une beauté sûre d'elle (c'est fou comme une belle femme comme elle, au regard si noir, peut vous faire chavirer dès qu'elle sourit), qui s'avèrera être l'autre but, caché celui-là, des pérégrinations folles de ce héros plus téméraire que bien d'autres.

L'amour sourit aux audacieux.

Comme l'a dit récemment et en substance le grand Luc Moullet à propos du Bruno Reidal de Vincent Le Port, gros succès critique mais petit échec commercial quand même: peu de gens ont vu ce film en salles, mais il sera encore vu dans 40 ans. Pour La montagne, pareil.



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