samedi 16 juillet 2022

Les nuits de Mashhad, le jeu du foulard

 


Disons que si Ali Abbasi ne risque pas de subir le même sort que ses deux éminents collègues iraniens Japhar Panahi et Mohammad Rasoulof et de passer direct par la case prison, c'est qu'il vit et travaille depuis ses débuts en Suède, où il ne cesse de témoigner qu'effectivement, sa liberté de parole et de créer n'a rien à voir selon qu'on vive à Téhéran ou en Europe. On le savait déjà bien sûr, mais le brusque tour de vis opéré par les mollahs ne saurait voiler cette vérité bien tangible dans les festivals du monde entier, depuis l'avènement des premiers Mohkmalbaf et Kiarostami: le cinéma iranien reste l'un des plus créatifs au monde et, depuis longtemps, un cinéma qui ose regarder son pays sans baisser les yeux.

Si l'excellente Zar Amir-Ibrahimi a remporté son Prix d'interprétation à Cannes cette année, c'était aussi pour rendre hommage à une femme contrainte de fuir son pays à la fin des années 2000 et de mettre fin à une carrière prometteuse là-bas, suite à une bizarre fuite de sextape qui fleurait bon le guet-apens politique. Car s'il y bien quelque chose qui fascine en plus haut lieu les institutions puritaines, qu'elles soient d'Iran, du Texas ou d'ailleurs, c'est bien le cul. L'actrice qui se trouvait derrière les coups de crayon de Teheran taboo c'était déjà elle, qui incarnait une prostituée contrainte de sinuer sans fin entre les interdits et l'hypocrisie des hommes.


Des Nuits de Mashhad on retiendra aussi la composition saisissante de Mehdi Bajestani, étonnant en père de famille dévoué et dépravé psychotique, avec son physique lourd et son profil de molosse prognathe, qui incarne ce tueur en série qui exécuta 16 femmes en l'espace d'un an, sans que les autorités ne s'autorisent à en faire plus que le minimum.

Le film tient son rang de film de traque sans se forcer, ressemblant à n'importe quel film de genre d'ici ou d'ailleurs. Avec cette particularité, qu'il fait particulièrement bien ressentir que si vous n'êtes pas mariée, voilée et à la maison à partir d'un certain âge, vous êtes "bonne à prendre" dans tous les sens du terme. Abbasi n'a pas tourné en Iran bien sûr, mais en Jordanie où il a réussi à restituer à merveille l'ambiance étrange de cette ville sainte où les hommes tournent sans fin en auto ou sur leur moto en quête de chair fraîche dans une atmosphère de viol permanent, avec en fond sonore les appels à la prière. 


Jusqu'aux deux tiers du film, on se dit qu'on a déjà vu ça ailleurs, et puis survient l'arrestation de Saeed, cueilli comme une fleur grâce à la pugnacité de la journaliste Rahimi, qui s'est faite passer pour une tapineuse. Jamais sans doute aura-t-on vu tueur en série agir de manière aussi paisible et assuré de ne pas se faire prendre depuis le SS taré incarné par Peter O'Toole dans La nuit des généraux, opérant en père peinard au milieu du carnage de la guerre. Là débute un autre film, là commence un vertige autrement plus poignant que celui provoqué par la folie d'un psychopathe de plus: la folie d'un pays tout entier prêt à faire de ce tueur de femmes de mauvaise vie un Saint.

A partir de là, Les nuits de Mashhad devient vertigineux en filmant un procès (le "tiré d'une histoire vraie" ici fait vraiment mal) qui manque de sombrer dans la folie, entre un Etat chargé de punir, des religieux occupés à stigmatiser l'immoralité des victimes et une populace pire que dans un film de Fritz Lang qui voudrait que leur héros soit absous, libéré pour qu'enfin il termine "sa guerre", sa fatwah: faire disparaitre toutes ces femmes de petite vertu qui salissent les trottoirs de Mashhad.


Ali Abbasi a bien raison de rester en Suède, qu'il ne s'aventure pas à retourner là-bas. Enfin, pas tout de suite. Reste qu'après son précédent Border où il nous contait l'histoire d'amour d'un couple de trolls dans le Stockholm d'aujourd'hui, avec leurs rites sexuels étranges et des capacités physiques saugrenues, sa volonté d' imaginer et de filmer des histoires à fort potentiel transgressif (des trolls sexués parmi nous, des femmes libres à Téhéran, et puis quoi encore !), voilà un cinéaste qui en deux films a gagné tout notre intérêt, et notre sympathie.


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