mercredi 10 mars 2021

Cancel-culture: et si on effaçait aussi Sacha Guitry ?


 Pourquoi n'effacerait-on pas Sacha Guitry de nos tablettes une bonne fois pour toutes malgré qu'il fut, tout de même, le réalisateur de merveilles comme LA POISON, SI VERSAILLES M'ETAIT CONTE ou LE ROMAN D'UN TRICHEUR ? Car si on y regarde bien, son oeuvre est truffée de drôles de sentences définitives sur les femmes, par exemple, qui ont fait les riches heures de nos Grosses Têtes nationales, période Bouvard et Pécuchet.

Qui a dit:

 "Le pire que l'on puisse faire à un homme qui vous a piqué votre femme, c'est de la lui laisser ?" (uh uh uh)

Bonne réponse collégiale... (uh uh uh)

Mais non, ce serait trop simple, car l'homme était autant contre les femmes (tout contre) qu'il ne l'était des hommes, et il les aimait intelligentes et perfides. Il est par ailleurs prouvé que les traits misogynes sont souvent le fait d'hommes qui aiment trop ou mal, voire ont une trouille bleue de la gente féminine et s'en défendent en mordant les premiers.

Nous ne cancellerons pas Sacha pour des motifs #metoo, ce serait trop simple, et anachronique.

Sacha antisémite alors ? On sait que durant l'Occupation, il continua a faire salon sans se défaire de sa piquante bonhommie, mais là-dessus les historiens comme les témoins ne s'entendent pas vraiment sur la veulerie, voire la saloperie du personnage. Si d'aucuns l'accusent de n'avoir jamais bougé un cil pour sauver quiconque, personne ne l'aurait vu non plus à se taper sur les cuisses en compagnie de la Gestapo. Comme Cocteau, qui était pourtant poète et pédé, il passa entre les gouttes sans trop se mouiller et fit semblant de regarder ailleurs. A tout prendre, on préfère ça à certains résistants de la dernière heure qui étaient on ne sait où les quatre premières années de la sale période.

Nous ne cancellerons pas Sacha pour ça non plus.

Et d'abord, c'est quoi, canceller ? C'est effacer du paysage un artiste, un écrivain, un acteur, dont les actes ou les propos ont été considérés coupables à l'égard des femmes/des homosexuel(le)s, des bi-, des Noirs, des juifs, des musulmans, de tout ce que vous voudrez, sans passer forcément par la case Justice.

De mémoire, je dirais que le premier à avoir été traité de la sorte avant l'affaire Weinstein, ce fut Brett Ratner, aimable cinéaste multi-tâche (Rush hour, le 3° X-men, ce genre de choses) qui se fit éteindre la chandelle après des propos homophobes malvenus alors qu'il devait "mettre en scène" une cérémonie des Oscars. Depuis, il n'est pas tout à fait perdu à Hollywood, mais son nom ne figure plus en tête d'affiche.

Beaucoup ont essayé de canceller Polanski pour les histoires que l'on sait, mais les moeurs des années 70 et 80 l'ont soigneusement épargné, la justice a amplement merdé et il serait difficile, tout de même, d'effacer de l'histoire du cinéma CHINATOWN, ROSEMARY'S BABY, LE PIANISTE ou LE LOCATAIRE.

Pour un autre gros cochon amateur de nymphettes, David Hamilton (qui s'est puni lui-même en se suicidant), ce sera plus simple: ses films à l'heure où je vous parle ont déjà "passé", comme du moche papier peint jauni au soleil.

Toujours dans la catégorie violeurs de Lolita, le déjà assez peu regretté Gabriel Matzneff pourra toujours continuer à se scruter le kiki dans l'auto-édition le temps qu'il cane. Le temps se chargera de l'effacer très vite, même si on peut croire que beaucoup traqueront ces livres épuisés comme d'autres des numéros manquants de la Brigade Mondaine. Son pendant fachoïde Renaud Camus, pareil.

On notera que chez les écrivains collaborationnistes, la cancel-culture marche mal: les romans de Drieu de la Rochelle ont résisté à l'infâmie de son auteur, sans compter l'innommable Céline sans qui le XX° siècle littéraire n'aurait pas été le même. Ce qui ne sera pas le cas de nos deux pingouins contemporains cités plus haut.


Dans les pays anglo-saxons, ces fiers faux-culs qui ne voudront jamais canceller Donald Trump ni Donald Rumsfeld (tiens... deux Donald...), on déboulonne quelques statues, on tente de faire disparaître tel politicien esclavagiste du XIX° siècle des plaques des noms de rue, cela va jusqu'à vouloir expurger les passages les plus "confédérés" d'AUTANT EN EMPORTE LE VENT, voire de rayer de la carte de manière définitive le nom de D.W. Griffith, cinéaste raciste reconnu.

Quand on en vient à "refaire" NAISSANCE D'UNE NATION version Black Lives Matters, cela donne non seulement un très mauvais film, mais aussi très envie de revoir l'original. Or, qui a envie de se taper les 3 heures et quelques de NAISSANCE... ou d'INTOLERANCE que seuls les cinéphiles timbrés dans mon genre ou les étudiants en cinéma se doivent d'avoir vu au moins une fois ? Problème: ce sont des films qui appartiennent à l'histoire, comme ceux de Méliès ou de Chaplin, car ils ont posé les bases de la grammaire du 7° art pour toujours. Griffith, c'est un sacré paquet de pages dans le Bescherelle du cinéma, c'est comme ça.

Et alors, et alors... pourquoi ne pas canceller, aussi, Henry Ford ? Vous savez, cet industriel précurseur dont le "travail à la chaîne" a été un bien pour l'humanité, comme chacun le sait, et qui a donné beaucoup d'idées à ces autres fanas du rendement qu'étaient les nazis avec leur zyklon et leurs grandes cheminées. Anti-communiste et antisémite notoire, pourquoi ne pas virer Henry Ford de notre mémoire collective ?... Ce qu'il a fait est peut-être moins grave que votre petite blague salace et déplacée à la machine à café, l'autre jour... sur l'échelle des valeurs, on a tendance à s'y perdre.


Ainsi, quelques cancellés n'en sont toujours pas revenu. Contrairement à Polanski ou Woody Allen dont les disparitions auront peut-être été causées, aussi, par leur grand âge. Auf wieder sehen Kevin Spacey, abuseur de jeunes garçons, James Franco et son "artschool" perso où il profitait de la situation. Weinstein, of course, le seul à ma connaissance à être passé par la case justice-prison.

Mais pourquoi il nous parlait de Sacha Guitry au début, l'autre con ?


Parce qu'il faut voir LE BLANC ET LE NOIR de Robert Florey pour y croire. C'est un film sorti en 1931, l'adaptation d'une pièce à succès de l'époque signée... Sacha Guitry.

Je vous la fait vite:

Marcel Desnoyers (Raimu) commence à en avoir ras la casquette de son épouse Marguerite (Suzanne Dantès), qui l'"emmerde". Ruminant un possible divorce, il l'abandonne dans un hôtel, histoire de prendre l'air. Elle pense qu'il va courir la gueuse, - ce qui est peut-être vrai - et sur un coup de tête, le trompe le soir-même. Avec un chanteur de bel canto qui se produit ce soir-là, on ne voit pas son visage, il a une belle voix et neuf mois plus tard...

- Mais c'est un nègre !!!, s'exclame Raimu au bord de l'apoplexie.

S'ensuit un cortège de bons mots et de dialogues très café du commerce enrobés de vaudeville bien d'époque sur le thème du Nègre. Bwana Guitry y va de son bel entrain habituel et ça peut être drôle, une fois qu'on s'est ressaisi un peu.

La farce culmine lorsque l'époux apeuré par le scandale convoque sur le champ le responsable de l'Assistance Publique pour qu'il embarque son bébé nègre sur le champ, et le lui échange avec un gosse du même âge, de même taille, et un garçon si possible, mais plutôt blanc virant sur le rose. Opération rendue possible par l'accouchement difficile d'une parturiente dans le coltar qui n'a pas encore aperçu le fruit des entrailles. Et paf ! en moins de deux heures, c'est plié, l'honneur est sauf, et Raimu l'heureux papa ému d'un chiard qui n'est ni le sien, ni celui de sa femme, mais la lignée restera blanche, vive la France !

Effaré, on aura quand même entendu cette ligne de dialogue qui prouve bien que Guitry n'avait vraiment peur de rien, prononcée par le benoît responsable de l'Assistance:

-Oh vous savez, on a déjà eu quelques 320 abandons de bébés nègres cette année, c'est de plus en plus couru (je cite de mémoire, mais c'est un truc comme ça). Cela prouve que ce que diagnostique Zemmour à longueur de diarrhée verbale avait bien commencé dans les années 30...


(Depuis quelques temps, c'est curieux, voir au cinéma quelqu'un gueuler sur un autre en postillonnant sans porter de masque, faire une remarque sur le joli cul de la secrétaire ou traiter un personnage de bougnoule, ça fait exactement le même effet.)

Et voilà où je voulais en venir: on en fait quoi, de Sacha Guitry, maintenant ? Parce que Guitry n'est pas Griffith, il n'a rien apporté d'autre au cinéma que la sophistication du texte et du beau langage en lieu et place de la dramaturgie pataude du cinéma français. Ce qui n'est déjà pas si mal.

Moi, je suis pour qu'on le laisse comme ça. Pour qu'on le restaure, ce film, qui n'est même pas très bon d'ailleurs (seul Guitry peut adapter du Guitry, question de rythme...), et qu'on puisse le voir quand ça nous chante. Histoire que ce racisme à la papa nous renvoie aussi, mine de rien, à certains progrès en la matière. Presque un siècle plus tard, alors que Michel Leeb est sans doute le dernier mauvais souvenir de cet humour-là, il semble qu'on soit passé à autre chose. 

Mais d'ici à ce qu'on voit un Noir président du Medef, ou une Présidente de la République homosexuelle, eh oh ! 

N'effaçons rien du passé. Essayons de ne pas oublier que Kevin Spacey est génial dans USUAL USPECTS et ailleurs, que Richard Berry a toujours été un piètre comédien, Griffith un génie ET un fasciste élevé au sein du Sud ségrégationniste, Céline un écrivain génial ET un taré, et Henry Ford un fils de pute qui a posé les bases de l'exploitation humaine dans le monde moderne.

La cancel-culture est un piège: n'oublions rien.



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