jeudi 8 juin 2023

SHOWING UP, l'artiste, le pigeon, son chat et le mystérieux gros chien couché devant la porte.

 


"L'art nait du chaos" nous chante l'affiche française de Showing up, le dernier film de Kelly Reichardt. Je sais bien qu'il faille faire venir les gens dans les salles, mais ne vous laissez pas prendre, l'art nait du travail de l'artiste, de rien d'autre. Quant au chaos il est suffisamment présent dans nos vie pour qu'on le laisse de côté un instant, le temps par exemple d'aller voir Showing up au cinéma.

Lizzy essaie de vivre de ses sculptures, elle est en train de préparer une exposition en même temps que Jo, sa voisine et propriétaire de sa maison, à qui elle n'arrête pas de demander de réparer ce fichu chauffe-eau qui la prive de douches depuis des semaines. Le cinéma de Reichardt est plus qu'un cinéma "de troupe", c'est une affaire de famille. Si on y retrouve Michelle Williams (leur quatrième film ensemble), on y aperçoit aussi James Le Gros, le super John Magaro de son précédent First cow ainsi que l'indispensable Jon Raymond à l'écriture du scénario.

L'art de Kelly Reichardt est désarmant. il n'y a guère que le cinéma de Hong Sang Soo qui me fasse ailleurs cet effet-là. A partir de pas grand chose, de tracas matériels, de soucis du quotidien, de micro-évènements dont on se fait toute une montagne, Reichardt fait du grand cinéma. Voyez plutôt: le vilain matou de Lizzy martyrise un pigeon entré par la fenêtre de la salle de bain, sa voisine Jo le recueille et ce sera leur système de liaison tout le film durant: garde-moi cet oiseau convalescent dans sa boîte pendant que je vais faire des courses, que je vais en cours, que j'aide à l'accrochage de mon expo, un lien savoureux qui se tisse entre deux femmes toujours à deux doigts de se monter l'une contre l'autre pour des histoires d'eau froide, de voiture mal garée, de concurrence artistique aussi sans doute.


J'entendais le grand William Friedkin l'autre jour parler de cinéma, et avouer qu'il y avait cette scène qu'il ne pouvait oublier dans Citizen Kane, - un de ses films préférés -, et cette scène était une des rares du film à ne posséder aucune utilité: une aparté de dix secondes dans le monologue d'Everett Sloane, dans lequel il avoue un coup de foudre amoureux, une femme en robe blanche aperçue une seconde sur le pont d'un bateau. Une image qui lui est resté en tête des décennies durant et qui continuait à l'émouvoir. Et de toutes les grande scènes du film de Welles, c'est de celle-là que Friedkin gardait le souvenir le plus ému. C'est peut-être ce qu'on appelle la grâce.

J'ai compris que les films de Kelly Reichardt étaient pleins de ces moments-là, qu'ils étaient faits de bouts de vies anodines et de moments insignifiants qui marquent presque "malgré nous", beaucoup plus que n'importe quel morceau de bravoure. C'est aussi la qualité de son écriture, qui nous fait affleurer quelques détails qui ensuite nous trottent dans la tête longtemps: si Jo expose dans deux salles simultanément, des installations assez opulentes et très colorées qui prennent beaucoup de place, celle de Lizzy n'occupera qu'une table centrale dans une grande pièce aux murs nus. Ces sculptures tiennent dans la main, elles ont beau être frappantes par leurs postures et d'une inspiration assez torturée, elles ne prennent, littéralement, que très peu de place. Mettez n'importe quel film de Reichardt à côté de n'importe quel film américain, et vous obtiendrez sans doute la même sensation.


L'inauguration de l'exposition de Jo se conclue en joyeuse fiesta d'artistes à la maison, celle de Lizzy sûrement pas: elle qui travaille dans l'école d'art que dirige sa mère, et dont Jo et elle sont toutes deux issues, tente constamment et désespérément de cloisonner ou de décloisonner ses rapports avec les autres: veiller à ce que les portes restent bien fermées pour que ce satané chat roux ne s'occupe encore une fois de ce pauvre pigeon, être obligé d'aller toquer un peu partout pour aller prendre une douche, essayer de faire comprendre à son hippie attardé de paternel qu'il pourrait se débarrasser de ces deux "amis" qui squattent ses canapés depuis des semaines et, à l'inverse, aller rendre visite à son frère schizophrène, seul dans sa maison vide, qui creuse des trous dans son jardin pour s'échapper d'un truc qu'il est seul à comprendre.


Avec ses airs de mémé trentenaire, ses épaules voutées et ses airs un peu éteints, Lizzy est une héroïne typique du cinéma de Reichardt. A la fois généreuse, ouverte et complètement incernable, elle sait aussi que tout le monde, même les gens qu'elle connait le mieux, demeureront à ses yeux mystérieux, irréductibles, gardant pour toujours leur part incompréhensible. La douceur qui conclut le film, typique de son cinéma, démontre encore une fois  sa grandeur. Les deux femmes sortent du vernissage pour comprendre où s'est envolé ce satané pigeon que des gamins ont libéré. Dans un plan subitement aérien, inhabituel dans un film de Reichardt, elles décident ensemble d'aller acheter des cigarettes. 

Voilà, c'est fini. Outre que ce plan nous rappellera à la fameuse leçon de John Ford sur la ligne d'horizon, cela ne conclura en rien notre appréhension du film qui, vu tout juste hier, m'a abandonné avec son image dite "de la dame en robe blanche aperçue sur le pont du bateau par Everett Sloane dans Citizen Kane" et qui ici sera celle, qui m'a obnubilé dans trois scènes consécutives, de ce gros chien blanc couché en travers de la porte d'entrée et qu'on est obligé d'enjamber, sans que personne n'en fasse toute une histoire. Je suis sûr que ce chien va me rester.


Outre qu'il faudra bien s'attarder un jour sur l'importance des animaux dans les dispositifs narratifs de Reichardt (ici, un pigeon, un chat et un gros toutou, ailleurs d'autres bestioles dans ses autres films), il faut continuer à chérir ces cinéastes qui, en semblant nous en proposer assez peu, nous montrent tout ce qu'il y a à voir. 

Showing up: dévoiler, faire apparaitre, exposer, révéler. Comme Lizzy, il suffit en effet d'en mettre peu sur une seule table pour tout nous montrer.


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