jeudi 21 avril 2022

Contes du hasard & autres fantaisies

 



Trois contes, trois histoires courtes, trois "short stories" comme disent les anglo-saxons et cette fois Ryusuke Hamaguchi ne prend pas la peine de fondre ces segments narratifs dans un tout scénaristique savant comme il avait pu le faire dans Drive my car et surtout Senses, dans lequel quatre amies se croisaient au fil des jours en ne dévoilant pas tout de leur intimité propre. Trois histoires qui ne se regardent pas mais avancent toutes sous le feu de la dépendance amoureuse et/ou de l'attraction sexuelle.

Pour évacuer d'emblée la comparaison tarte-à-la-crème avec le cinéma d'Eric Rohmer, disons que même si on pense beaucoup aux films du réalisateur français, il faudrait sans tarder gommer cette comparaison comme elle s'est esquivée avec le temps lorsqu'il s'agissait de parler du cinéma de Hong Sang Soo. Référence marquée pour des générations de cinéastes cinéphiles, des indépendants américains depuis les années 80 jusqu'à la nouvelle génération de metteurs-en-scène asiatiques, il est sûr que les films du Français ont influencé, et influenceront encore, les jeunes cinéastes. On notera par ailleurs que parmi ceux de la défunte Nouvelle Vague, Rohmer reste une des influences après lesquelles certains courent encore (avec Godard et Resnais sans doute)...


Trois histoires d'amour ou d'attirance; une jeune femme s'aperçoit qu'une de ses amies va sans doute amorcer une histoire intense avec son ex, une autre tente de séduire un professeur de littérature pour venger son amant, et deux femmes croient se reconnaitre 20 ans après alors qu'elles ne sont pas qui elles croient. A l'intérieur de chacune de ces historiettes, des trésors de subtilité psychologique, de cruauté parfois, toujours empaquetée dans cette fameuse et délicieuse réserve toute japonaise qui se fissure de partout sous l'assaut des petites phrases, des insinuations et des provocations sexuelles. 

Chez Rohmer, la parole qui est souvent vive, omniprésente en tout cas, et qui exprime les affres de la stratégie amoureuse dans une certaine tradition très française du roman courtois et de la joute de salon, faite des circonvolutions, effleurant à peine les corps. Jamais dans ses films vous n'entendrez qu'un personnage, comme ici, ait senti "se faire pénétrer par des mots" comme le raconte Tsugumi à son amie (qui trouve ça "cochon") pour expliquer son coup de foudre. Hamaguchi marche plus sur les pas du cinéma de Hong par moments (qui lui-même, plus que Rohmérien affirme plus avec le temps son affiliation à Alain Resnais et à ses spasmes temporels). C'est cette double porte de sortie du premier segment (partira/partira pas avec elle). C'est la capacité de rebondir sur cet étrange et charmant quiproquo des deux femmes du dernier épisode qui, déçues mais troublées de s'être reconnues "par erreur", décident de se jouer la comédie et faire "comme si".


Le cinéma d'Hamaguchi, comme celui de Hong, n'a pas besoin de grand chose pour faire florès. Pas grand chose, c'est vite dit: il faut à ce cinéma d'orfèvre une base qui n'est pas rien: une qualité d'écriture gigantesque. Hamaguchi sait filmer ces histoires avec précision (il faut voir comment il joue avec cette porte du professeur de lettres ouverte/fermée sur le couloir où passe du monde en permanence, et qui pourrait (ou pas) offrir un spectacle plus déshabillé que cette simple lecture coquine à voix haute), mais sa finesse est sidérante. Le vertige provoqué par cette scène de lecture par exemple, dans laquelle la belle Nao lit un passage érotique pour provoquer le professeur qui a humilié son amant, après lui avoir confié ses appétits sexuels et sa vie de femme volage, provoque un vertige qui va au-delà du retournement de situation (Nao prise à son propre jeu) en se mettant tout au bord de cet autre film que tout le monde, protagonistes y compris, sont en train de s'imaginer, sont à deux doigts de vivre.


S'il y a quelque chose que Ryusuke Hamaguchi est le seul à savoir faire, c'est de déposer ses personnages au bord de tous les possibles scénaristiques par la seule grâce de leur rencontre avec l'écrit. C'était déjà l'incidente rencontre de la vie intime du héros de Drive my car avec la pièce de Tchékhov, l'écho érotique d'un passage osé lu à voix haute à son auteur dans ce film-là. Non pas que la littérature "révèle" quoi que ce soit aux personnages, elle rajoute plutôt une strate à la narration en cours. Elle rajoute une possibilité supplémentaire, une autre ligne de fuite. Dans Senses, un des protagonistes les moins sympathiques et le plus opaque du récit se révélait sous un autre jour en acceptant de se faire lecteur lors d'une conférence publique. D'un coup, on voyait autre chose que ce qu'on voyait de lui jusqu'à présent.


Prétendre qu'on est curieux  de découvrir ce que Hamaguchi va pouvoir nous offrir dans les années à venir est une certitude. A vrai dire, sur cette gamme raffinée qui n'en finira jamais de vouloir dire les choses de l'amour et de l'attirance des corps, son cinéma place la barre infiniment haut. Et puis, - ça c'est une bonne nouvelle -, le cinéma ne pourra jamais rien faire dans ce domaine sans placer la littérature à hauteur égale, voire au-dessus de lui. Les très grands le savent bien.

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