vendredi 8 janvier 2021

Corps invisibles.


PETITE FILLE commence par une séquence toute simple, dans laquelle la mère de  Sasha, huit ans, raconte comment son fils lui avait demandé s'il pourrait être une fille, un jour. Bien sûr que non, lui avait-elle alors répondu (Sasha n'avait pas 4 ans), déclenchant une "vraie" crise de larmes, de détresse et de profond désespoir dont elle évoque encore le souvenir en pleurant. C'est le premier instant où, saisi par l'émotion, on écrase soi-même un sanglot en douce.

Plus tard, alors que Sasha et sa maman rendent une première visite à la pédopsychiatre spécialisée en transidentité, re-belote: la petite Sasha ne peut réfréner ses larmes à l'évocation de sa vie scolaire compliquée. PETITE FILLE est un film comme ça: difficile de ne pas ressentir en plein une empathie profonde pour cette enfant, et ses parents.

L'injustice est flagrante, mais d'où vient-elle ? De la nature sans doute, qui on le sait nous joue souvent ce genre de sales tours, mais encore ? Car dans son malheur, Sasha a beaucoup de chance: un cadre de vie qu'on devine plutôt aisé, une mère disponible à plein temps, un père pour qui l'identité de sa fille n'est plus une question mais une évidence, une grande soeur prête à en découdre avec quiconque se mettrait en travers de la route de sa petite soeur, un grand et un petit frère qui s'amusent avec elle sans se poser de questions.

PETITE SOEUR est un cocon dans lequel tout est amour, compréhension et quête d'un mieux-vivre permanent. Ce qui gêne n'est jamais filmé, mais constamment évoqué. Le mal est en dehors de tout ça, dans le regard des autres, le manque d'égard des institutions, la rigidité véreuse de l'Education Nationale notamment, grande absente du film de Lifchitz dans tous les sens du terme: par son absence de prise de  décision propre, son j'en-foutisme moral (comment appeler ça autrement), qui malgré son obligation d'accueil et de bienveillance, malgré les textes de loi aussi, travaille surtout à ce que chacun rentre dans le moule, et que les différences soient gommées.

Sébastien Lifchitz est un documentariste trop fin pour ne pas se précipiter dans l'invective ou le docu-drama. Pas de caméra cachée ni de coup de fil en embuscade pour piéger ce Directeur d'Ecole par exemple, qu'on n'entendra ni ne verra jamais, ni de dispositif goguenard à la strip-tease pour attraper les bassesses des uns et la bêtise des autres. De manière étonnante, mais qui crée un vide qui parle par lui-même, le cinéaste laisse à celles et ceux qui ne veulent pas être là, ne pas voir la vérité de Sasha, ne pas en entendre parler, ne pas en discuter et s'en tenir à leurs "obligations", à ceux-là,  il laisse le droit de ne pas figurer dans son film.


Scène déprimante, mais qui parle d'elle-même, et qui met le doigt d'une manière fort simple sur le coeur du problème: quand les parents de Sasha organisent une réunion avec la pédiatre venue exprès de Paris, sont présents quelques parents d'élèves, et pas un seul représentant du corps enseignant.

Il faut se souvenir que Sébastien Lifchitz, dont l'oeuvre tourne souvent autour des affaire de "genres", réalisa en 2012 LES INVISIBLES, un documentaire déjà vibrant sur cette génération d' homo et bi-sexuels qui, jusqu'à une période assez récente et encore aujourd'hui pour beaucoup, vivent ou ont vécu leur sexualité loin des regards, cachés. Les invisibles dans PETITE FILLE, presque dix ans plus tard, ce sont donc ceux qui ne veulent pas s'expliquer sur l'ostracisme dont Sasha est victime, et qu'ils favorisent par leurs décisions, ou absences de décision. On pensera peut-être que, vu comme ça, il y a du progrès; l'attirail juridique est là pour attester de droits et d'obligations, comme pour signifier que les institutions comprennent, et veillent à ce que toutes les personnes soient respectées. Sans savoir pourtant quoi en faire, et comment les traiter.

BAMBI, sur cette artiste-mannequin trans emblématique des années 70, était aussi un film de Sébastien Lifchitz qui, à l'inverse des INVISIBLES, nous proposait à voir une personne qui faisait tout pour être vue, en toute exhubérance. Mais comme le cinéaste avait su montrer la part de tristesse et de désespoir du top-modèle derrière les paillettes, tout comme il faisait partager les moments de bonheur vécus, malgré tout, par les amoureux de l'ombre des INVISIBLES, il nous montre derrière l'évidence qui crève les yeux (la transidentité de Sasha), non pas l'indifférence ou la méchanceté de ce qui l'entoure, mais nous fait partager toutes ses incertitudes: est-ce que ce qui est visible aujourd'hui va disparaitre au profit d'une opération chirurgicale qui adviendra peut-être au terme de sa puberté ? Sortira-t-elle indemne de ce gymkana physio et psychologique dévastateur qu'on nomme l'adolescence, et voudra-t-elle encore devenir femme ou se contenter de ce corps de garçon ?


Lifchitz, qui est aussi un cinéaste au long cours (son dernier film sorti en salles, et que je n'ai pas vu, suit le parcours d'adolescentes sur plusieurs années), pourrait très bien nous redonner des nouvelles de Sasha et de sa famille dans quelques années. Il pourrait ainsi libérer tout le monde d'un sacré poids, nous spectateurs compris, en nous apprenant que finalement, l'ascension de Sasha vers le monde impitoyable des adultes ne s'est pas si mal passé que ça. Histoire de se débarrasser une bonne fois pour toutes de ce noeud que j'ai dans la gorge depuis les premières images de cette magnifique PETITE FILLE.

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