samedi 14 novembre 2020

Des fantômes dans la machine.

 


Il en est des films de Kiyoshi Kurosawa comme de la fameuse boîte de chocolats de Forrest Gump: on ne sait jamais trop sur quelle saveur on va tomber. Mais on sait que ça ne nous laissera jamais indifférent. Raté lors de sa sortie en salles en 2016, froidement accueilli par une critique qui n'a jamais bien su sur quel pied danser devant le cinéma de ce grand bizarre, le projet de son unique film "européen" -jusqu'à présent - tire pourtant le fil cohérent d'une filmographie déjà riche en projets du même style.

Cohérent d'abord vis à vis de sa "localisation géographique": cet hommage à Niepce et Daguerre et aux premiers émerveillements ressentis devant ces apparitions soudaines de parfaite reproduction du réel trouve bien son origine là, comme pour les premiers films de Lumière et Méliès, offrant à cet orfèvre du film d'apparitions un terrain d'expression idéal. Que Kurosawa ait tourné ce film en France ne tient donc pas d'un caprice: un tel film de fantômes, puisque c'est de cela qu'il s'agit, ne pouvait se tenir que dans un cadre déjà occupé par Gaston Leroux, Maurice Leblanc, Maurice Renard ou Jean Ray, ces grands amateurs de manoirs oubliés et de dames blanches. Les fantômes asiatiques sont beaucoup trop décoiffés et turbulents pour occuper la place d'apparitions autrement plus élégantes et diaphanes.

Cohérent aussi, donc, parce que Kurosawa est le plus grand pourvoyeur de fantômes du cinéma contemporain, et qu'il lui manquait ce genre-là.


Jean, garçon timide et disponible, est embauché par Stéphane pour être son assistant. Stéphane a laissé tomber une très lucrative carrière de photographe de mode pour accorder presque tout son temps, depuis la mort de sa femme, à une drôle de passion: produire des daguerréotypes grandeur nature avec pour seule modèle sa propre fille, qu'il prend dans des poses élégantes, robes anciennes et postures élégantes, comme au XIX° siècle.

Il faut voir comment Kurosawa marque un territoire qui lui est propre, le fantastique au coeur du trivial, le merveilleux dans le plus parfait ordinaire, à partir de rien: d'une friche semi-industrielle où poussent des lotissements en chantier émerge la silhouette désuète d'une maison de maître qui n'a rien à faire là (et pour cause, des promoteurs la veulent pour construire autre chose par-dessus, comme on chercherait à peindre un immeuble sur l'image d'un vieux manoir). ce petit détail anodin sur lequel il faut s'attarder avec gourmandise: lorsque Jean sonne au portail, une voix surgit d'un hygiaphone, quelqu'un déclenche une ouverture à distance, mais juste derrière se trouve un autre portail, d'origine celui-là, qui ne ferme pas et grince un peu. Manière souveraine de marquer la frontière entre deux mondes, entre deux temps.

Derrière ce portail se trouve l'attirail attendu de ce quasi-conte gothique: l'artiste un peu zorglub, et dépositaire d'un savoir qui s'est perdu dans les limbes de l'argentique, sans doute un peu fou mais aussi inconsolable de son deuil, des portes qui s'ouvrent toutes seules, des silhouettes de femmes errant dans les couloirs en toilettes anciennes, et un laboratoire de fioles et d'instruments rares qui donne des airs de steampunk discret à ce pavillon de banlieue décati, sans forcer.

Les fantômes sont des entités patientes, contrairement à certains ectoplasmes énervés de quelques uns de ses films précédents (on se rappellera non sans frémir de la femme en rouge de RETRIBUTION, schizophrène énervée revenue, un cauchemar de poltergeist sans précédent), et Kurosawa l'est tout autant. C'est peu dire qu'il perdra en route la plupart des habitués des séries fais-moi-bouh! de Netflix: ses pas de côtés sont pourtant des offrandes faites aux adeptes de gourmandises scénaristiques: une intrigue immobilière ici, un artiste fou là, une possible histoire d'amour, des plantes dans une serre, empoisonnées par les produits usés du laboratoire de développement, une folle course en voiture vers un hôpital qui s'achèvera par la plus incroyable des disparitions filmées depuis des lustres, une séance de photo morbide avec un bébé mort, ou le regard intriguant de la comédienne Constance Rousseau, comme retourné sur lui-même.


On peut toujours faire son difficile devant telle ou telle extravagance: l'apparition de l'épouse défunte et chérie dans une scène à la fois en suspension et étrangement dépourvue d'émotion;  le caractère incernable de Stéphane, l'artiste maudit, dont on ne saura jamais s'il a vraiment bien compris ce que ces formidables machines fabriquaient malgré, - ou grâce à lui -, s'il est bien cet autre Frankenstein de la plaque argentique, ou la victime involontaire de sa propre trouvaille.

Quoi qu'il en soit, il faut regarder les toutes dernières minutes du film pour comprendre à quel point l'art de la mise-en-scène du réalisateur de CURE est indépassable. Avec rien, un comédien et des cadres anodins (l'intérieur d'une voiture, d'une petite église de campagne, de champs à perte de vue), il nous offre un final follement romantique, désespérément fou, sans conteste un des plus fantastiques d'une filmo pourtant longue comme le bras. Aidé par un comédien dont on redécouvre ici le talent d'écorché vif, l'excellentissime Tahar Rahim dont le jeu prend ici littéralement à la gorge.

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